Will Eisner et New York, l’amour d’une ville
New York fascine et sert de décor à la bande dessinée américaine depuis les origines et en particulier dans l’œuvre de Will Eisner, géant du neuvième art et inventeur désigné du “roman graphique”.
Avec une carrière d’auteur qui aura duré plus de 60 ans, Will Eisner (1917-2005) est unanimement reconnu dans le monde entier comme un des piliers du neuvième art au point qu’il a donné son nom aux prestigieux Eisner Awards qui depuis 1998 récompensent chaque année les auteurs de Bande dessinée américaine. Newyorkais dans l’âme, Eisner naît à Brooklyn et a vécu une bonne partie de sa vie près de Manhattan avant de se retirer en Floride. Il n’a de cesse de décrire la “ville qui ne dort jamais” avec une humanité et une sensibilité mis au service d’un trait éblouissant et visionnaire depuis “Central City” qui sert de décor à sa série The Spirit, publiée dans les années 1940 aux Etats Unis et éditée en France par le Journal de Tintin dans les années 70. L’intrigue relativement classique de The Spirit cède la place en 1978 à Un Pacte avec Dieu, considéré comme le premier roman graphique (graphic novel) américain, premier tome d’un triptyque qui se déroule également à New York dans le quartier mythique de Dropsie Avenue dans le Bronx. A quelques blocs de là s’implante la Trilogie Newyorkaise, une compilation en trois tomes de petites histoires liées à Big Apple, un véritable bijou composé comme un bouquet de croquis pris sur le vif, propre à incarner le cœur de la mégalopole animé par ses habitants.
La trilogie Newyorkaise
“Dans la grande ville, une vallée formée par deux rangées égales de falaises d’habitations de béton et de métal, s’appelle un bloc. Pour ses habitants, c’est l’univers !”Quand il a créé cette Trilogie, en 1981, Eisner ne travaille plus pour la presse et enseigne alors à l’Ecole des Arts Visuels de New York. Assemblage disparate d’historiettes plus ou moins longues, muettes ou éloquentes, l’ensemble forme un tableau vibrant du quotidien newyorkais. Une série d’instantanés nés des pérégrinations du dessinateur dans sa ville, en collecteur insatiable de témoignages visibles et invisibles. L’œil du virtuose attendri perce les secrets du grouillement des âmes et les textes servent avec poésie aux allégories de ces héros anonymes. “Dans la ville, c’est facile ; les individus qui constituent le tissu mouvant et homogène de l’humanité sont invisibles aux yeux les uns des autres” écrit-il. Une partie de cache-cache avec New York comme héroïne, où le dessinateur scrute chaque fenêtre comme pour ouvrir autant de lucarnes sur la vie et l’humanité. Trois tomes : la Ville, l’Immeuble, les Gens. Autant de portraits pour une ville perçue comme une architecture humaine protéiforme où se superposent toutes les grimaces et les sourires des vivants et des morts. Ressuscitant les fantômes du flatiron, Eisner restitue le charme de la ville sans complaisance, avec humour et réalisme, appréhendant les immeubles construits et démolis comme autant d’entités vivantes. Cette trilogie offre ainsi une déambulation magique au cœur de New York, la reine des villes, qu’il a appris à aimer, en apprenant à la dessiner telle qu’elle est.
Lucie Servin
Le site de la trilogie newyorkaise
Article publié dans le numéro 46 du magazine BDSphère
New York, la Trilogie, Will Eisner, 141 pages, Delcourt/Contrebande T1, La ville, T2 L’immeuble et T3 les gens, 14,95 euros chaque