Au cœur des ténèbres, de la réalité à la fiction
Après l’excellent triptyque biographique Martha Jane Cannary : la vie aventureuse de celle que l’on nommait Calamity, le scénariste Christian Perrissin s’associe au dessinateur genevois Tom Tirabosco pour retracer le voyage du célèbre écrivain anglais d’origine polonaise Jospeh Conrad alias Józef Teodor Konrad Korzeniowski au Congo entre 1890 et 1891. Engagé comme capitaine dans la marine marchande, cette expérience lui inspirera son plus fameux récit, Au Cœur des ténèbres, écrit en 1899. Un voyage au fil du fleuve et des désillusions d’un auteur qui préférera finalement l’écriture à l’aventure, fustigeant les principes civilisateurs du colonialisme sauvage marqué au plus profond par la noirceur de l’âme humaine.
Il faut se méfier de l’eau qui dort, et de la surface lisse d’un fleuve tranquille. Kongo, le ténébreux voyage de Józef Teodor Konrad Korzeniowski n’est pas une énième adaptation en bande dessinée de la célèbre nouvelle Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad qui a déjà inspiré de nombreuses transpositions à commencer par Apocalypse now de Francis Ford Coppola pendant la guerre du Vietnam. Christian Perrissin reconstitue ici un récit biographique véridique s’appuyant sur tous les récits de Conrad en Afrique et surtout sur son journal et sa correspondance dont le texte est repris à la lettre dans certaines planches. Entre 1890 et 1891, Joseph Conrad s’engage pour trois ans comme officier de la marine marchande, pour participer à l’effort de L’Etat indépendant du Congo belge, une possession alors privée grande comme 80 fois la Belgique du roi Léopold II, qui l’obtînt par la conférence de Berlin en 1885. Conrad n’ira pas jusqu’au bout de l’expérience, horrifié par la réalité coloniale d’un pays qu’il avait fantasmé à travers les récits de Henry Morton Stanley, le fameux explorateur et auteur du bestseller Comment j’ai retrouvé Livingstone. Ce “rêve d’enfant” qui se transforme en cauchemar lui inspirera Au cœur des Ténèbres, un récit profondément humaniste qui montre les capacités de l’homme à faire le mal.
Joseph Conrad, de l’aventure à l’écriture
Né en 1857 au sein d’une famille de la noblesse polonaise, Joseph Conrad se retrouve orphelin à l’âge de onze ans. Il est alors élevé par un oncle maternel avant de s’engager à l’âge de 17 ans comme mousse sur un voilier à Marseille. Quatre ans plus tard, il rejoint la marine marchande britannique. En 1886, il obtient son brevet de capitaine au long cours et la nationalité britannique, sous le nom de Joseph Conrad. Après avoir bourlingué en Asie, en Indonésie ou encore en Australie, il est recommandé auprès du capitaine Albert Thys, administrateur de la Compagnie du Commerce et de l’Industrie du Congo, et part travailler comme capitaine de steamer pour la Société du Haut-Congo. Ce voyage constitue un vrai tournant dans la vie de Conrad, une expérience aux limites de l’aventure qui le décidera à abandonner la marine pour se consacrer à la littérature.
Parti pour trois ans, il est finalement rapatrié un an plus tard pour dysenterie et ne retrouvera ensuite aucun commandement. Il publiera son premier roman La Folie Almayer en 1896. L’importance de ce voyage écourté, source d’un désenchantement lucide sur le colonialisme occidental, est au cœur du récit mis en scène par Christian Perrissin et Tom Tirabosco. Un embarquement sur le fleuve Congo à bord du steamer “Le roi des Belges” au gré d’une navigation scandée par les atrocités de l’exploitation et de l’esclavage au sein d’une nature hostile et d’un climat malsain.
Un parti pris réaliste et noir
De cette navigation en eaux troubles, le récit en bande dessinée s’enfonce toujours plus profondément dans l’obscurité de la réalité coloniale et du malaise qui prend le narrateur, dont le regard humaniste interroge la cruauté et la bêtise de ses contemporains. Il aura fallu trois ans à Tom Tirabosco pour livrer cette somme graphique réalisée avec la technique du monotype en suivant le découpage linéaire de son acolyte Christian Perrissin qui serpente comme le fleuve dans la fascination de l’ennui et de l’horreur.
Dans un entretien accordé au journal suisse Le Temps, Tom Tirabosco explique s’être inspiré de nombreuses photos de l’époque mais également du photographe, d’origine polonaise comme Conrad, Casimir Zagourski, (1883-1944) qui s’était installé au Congo belge et avait réalisé de nombreux portraits.
L’équilibre s’établit entre les planches muettes et la narration soignée de certaines planches, sublimant ces paysages sauvages de l’Afrique équatoriale et forçant le contraste et la comparaison avec cette humanité déshumanisante. La précision du détail transcrit un souci de réalisme tandis que la tonalité charbonneuse rendue par cette technique si particulière amorce une dimension symbolique dans un récit qui pourtant se veut la retranscription sans vague d’un carnet de voyage. Ce parti pris peut surprendre, mais en vérité, il colle au plus près de la prose de Conrad, de ce voyage dans le cœur des ténèbres envahissantes et étouffantes, envahies par la moiteur du climat humide et des maladies qui rongent. Eprouvant physiquement, le voyage l’est tout autant psychologiquement pour un narrateur désenchanté face à la cupidité des colons, aux conséquences du trafic d’ivoire et de caoutchouc, au spectacle terrifiant des massacres. Ses méditations personnelles l’isolent chaque jour davantage. La profondeur des noirs dans le trait du dessinateur répond au scénario de Christian Perrissin, qui en grand admirateur de l’écrivain, partageant avec lui le virus maritime, lui rend hommage en mettant en scène au fil du fleuve un parcours qui mène inéluctablement au désespoir ce narrateur complice malgré lui de cette colonisation monstrueuse. D’ailleurs Conrad lui même ne sort pas indemne de ce voyage et plonge dans une longue dépression à son retour. Un voyage au bout de la nuit, qui aurait également pu inspirer Céline et sa poésie des miasmes en Afrique. Le récit coule sans intrigue comme une métaphore du fleuve sur le ressenti intime d’un homme que la sensibilité amène à la raison, seul contre tous, enfermé sur lui même, oppressé par sa conscience, sauvé par la fuite. Et Conrad de conclure dans Au cœur des ténèbres, “Le large était barré par un banc de nuages noirs, et le tranquille chemin d’eau qui mène aux derniers confins de la terre coulait sombre sous un ciel ouvert – semblait mener au cœur d’immenses ténèbres. ”
Lucie Servin
Joseph Conrad, Le miroir du fleuve
“Remonter ce fleuve, c’était comme voyager en arrière vers les premiers commencements du monde, quand la végétation couvrait follement la terre et que les grands arbres étaient rois. Un cours d’eau vide, un grand silence, une forêt impénétrable. L’air était chaud, épais, lourd, languide. Il n’y avait pas de joie dans l’éclat du soleil. La voie fluviale poursuivait longuement son cours, déserte, vers l’obscurité des lointains que couvrait l’ombre. Sur les bancs de sable argenté les hippopotames et les crocodiles prenaient le soleil côte à côte. Les larges eaux couraient à travers un désordre d’îles boisées ; on perdait son chemin sur ce fleuve comme on ferait dans un désert, et on butait tout le jour sur des hauts fonds, essayant de trouver le chenal, tant qu’on se croyait ensorcelé et coupé à jamais de tout ce qu’on avait connu jadis – quelque part – bien loin – dans une autre existence peut-être. Il y avait des moments où le passé vous revenait, comme il fait parfois quand on n’a pas un moment à perdre sur soi-même ; mais c’était avec un aspect de rêve agité et bruyant, remémoré avec étonnement parmi les réalités accablantes de ce monde étrange de plantes, d’eau, de silence. Et cette immobilité de la vie ne ressemblait nullement à une paix. C’était l’immobilité d’une force implacable appesantie sur une intention inscrutable. Cela vous regardait d’un air vengeur.”*
* Extrait de Au cœur des ténèbres, Joseph Conrad, traduction de Jean-Jacques Mayoux, Flammarion, 200 pages, 6 euros