Le destin tragique d’un travesti pendant 14-18
En s’inspirant d’une histoire vraie, Chloé Cruchaudet signe Mauvais Genre, un roman graphique magistral encensé par la critique et en lice pour la sélection d’Angoulême.
À l’amour comme à la guerre. Pour échapper aux tranchées et au peloton d’exécution, un déserteur se travestit, avec la complicité de sa femme. Mais la clandestinité, les traumatismes de la guerre et les jeux identitaires auront raison du couple qui chavire sur les chemins de la liberté et de la violence. Paul épouse Louise à la veille de la Première Guerre mondiale, quand le service militaire et la guerre les séparent. Paul, envoyé au front, se mutile puis déserte. Il retrouve Louise mais risque la condamnation à mort. Prisonnier de son identité, il choisit de devenir Suzanne en attendant l’amnistie. Cette métamorphose n’est pas sans conséquence.
Chloé Cruchaudet s’inspire ici d’une histoire vraie, un fait divers qui avait déjà conduit les historiens Fabrice Virgili et Danièle Voldman à écrire la Garçonne et l’Assassin. Cet essai historique paru en 2011 s’appuie sur des archives auxquelles la dessinatrice a eu accès. Mais Mauvais Genre est bien plus qu’une simple adaptation. Comme dans ses albums précédents, Groenland Manhattan et la série Ida, le réel est mis au service de l’imagination et de la sensibilité d’une auteure qui élabore librement un scénario où elle réinterprète les faits sans pour autant trahir. Le dessin se déploie à travers une narration envoûtante. Dans une atmosphère de photographies anciennes, les cases au lavis sans contour sont soutenues par l’intensité des nuances de gris et les contrastes en noir et blanc. L’artiste y distille des touches de couleur et tisse à travers les rehauts écarlates un fil conducteur graphique. Elle parvient ainsi par un trait expressif, élégant et délicat à plonger dans l’intimité du couple, à interroger subtilement la sexualité et l’identité des genres dans une mise en scène tout en suggestion. Entre Bagnolet et le bois de Boulogne, ces deux destinées rocambolesques affrontent les mentalités et les tabous d’une époque. Le décor épuré retranscrit avec crédibilité le contexte historique du Paris prolétaire de l’entre-deux-guerres en abattant les clichés des Années folles tout en servant une tragédie amoureuse universelle.
Mauvais Genre a déjà su séduire la critique et croule sous les récompenses. Il est légitimement nominé dans la sélection officielle du festival d’Angoulême. C’est la juste reconnaissance du talent d’une dessinatrice qui livre un récit original sur les dessous de la Grande Guerre à l’heure où l’on commémore le centenaire. Depuis Tardi, on ne compte pas le nombre d’albums traitant de cette Putain de guerre en bande dessinée. Chloé Cruchaudet, tout en dévoilant un aspect méconnu du conflit, compose une fable graphique humaniste où chaque planche embarque le lecteur dans un tourbillon amoureux fascinant et dramatique.
Lucie Servin
Article paru dans le journal l’humanité, le 30 janvier 2014
Mauvais Genre, de Chloé Cruchaudet, Delcourt, Paris, France, 18,95 euros.