Pratt le franc-maçon : “Corto Maltese et les secrets de l’initiation”. Une exposition au musée de la Franc-maçonnerie, situé dans les locaux du Grand Orient de France à Paris propose jusqu’au 15 juillet une nouvelle clé de lecture à une oeuvre truffée de références de tous les horizons.

Au seuil du temple, le grand maître du Grand Orient de France nous accueille: “Les francs-maçons sont des êtres de passage, de libres locataires sur la terre, des voyageurs du corps et de l’esprit”. Le profane initié à l’oeuvre d’Hugo Pratt opine, trouvant là un premier terrain de conciliation. Cette petite exposition présente une mise en lumière inédite sur la vie du père de Corto Maltese avec le principal mérite de ne pas annexer l’ensemble de son oeuvre à l’univers maçonnique. Pratt d’ailleurs n’avoua jamais publiquement son appartenance à la Grande Loge d’Italie, qu’il intègre en 1976 en tant qu’apprenti à la loge Hermès à Venise.

Tout au plus laissait- il filtrer quelques allusions à la fin de sa vie. A près de 50 ans, Pratt est parrainé par son ami, le frère Luigi Danesin, devenu depuis ancien Grand Commandeur du Suprême Conseil d’Italie et qui intervient en personnage dans l’album Fable de Venise. C’est lui qui, en 1998, trois ans après la mort du frère Pratt, dévoile ouvertement l’affaire dans la revue maçonnique italienne Officinae. Le grand maître de labande dessinée inscrit son nom au contingent déjà fourni de ces grands artistes francs-maçons de l’histoire, peintres, musiciens ou écrivains comme Greuze, David, Mozart, Duke Ellington, Louis Armstrong, Goethe, Kipling, Wilde, Swift, Voltaire, ou Casanova… Luigi Danesin nous renseigne : “Il intervient beaucoup dans les débats… mais pas moyen de lui faire faire une planche selon les règles classiques. Il nous disait que son moyen d’expression était le dessin et ses histoires, que c’était là qu’il développait ses conceptions philosophiques et son idée de l’homme.” De fait, assidu lorsqu’il habite Venise, passant compagnon puis maître en une année, sa célébrité et ses voyages espacent la progression de son initiation malgré son attachement sincère à la loge. Il n’est reçu qu’en 1989 au grade de maître secret au 4ème degré de la loge de Perfection La Sérenissime du Conseil suprême d’Italie, selon le rituel du “rite écossais ancien et accepté” qui compte en tout 33 degrés.

Initiation d’ici et d’ailleurs

Planches, livres et objets rituels de tous les horizons se répondent dans l’exposition. L’attachement à l’ésotérisme et au symbolisme de Pratt n’est pas un mystère. Sa bibliothèque comptait près de 20 000 livres, dont 150 traitaient de la franc-maçonnerie. Il commence toutefois à publier aprés la guerre et son oeuvre fourmille de références empruntées aussi bien à la littérature qu’au cinéma, aux mythes ou à des sources documentaires de tous types. La franc-maçonnerie s’ajoute à cette construction complète et offre une nouvelle grille de lecture sans exclure les précédentes. Fable de Venise s’inspire de cet univers, mais on retrouve également des allusions explicites dans Les Helvétiques ou dans Fort Wheeling, une oeuvre qu’il remodifiera à la veille de sa mort pour y intégrer un rite d’initiation maçonnique. La philosophie humaniste franc-maçonne colle au personnage, passionné par les rites initiatiques du monde entier. La quête de l’altérité et la remise en cause de ses propres croyances constituent le premier pas vers l’initiation franc-maçonne et s’inscrivent toutes entières dans la démarche prattienne, élaborée bien avant son entrée dans la loge. Voyageur du monde entier, explorateur onirique et initiatique, la liberté d’esprit que Pratt partage avec Corto, se confond dans leur langage. Or Claude Levi Strauss caractérisait “le rite comme un paralangage et le mythe en métalangage”, soulignant qu’il s’agissait dans les deux cas de langage. Rien ne peut mieux définir l’initiation de ce maître conteur de “la littérature dessinée” et sa fascination à superposer les symboles en recomposant les légendes, les mythes et les rites des sociétés initiatiques d’ici et d’ailleurs.

http://www.museefm.org/

Lucie Servin

-> Voir l’article sur Fable de Venise

SECRET ET PERSÉCUTION

“Ce secret sera donc secret. Tout ce qu’on fait en loge doit être secret ; mais tous ceux qui par une indiscrétion malhonnête ne se sont pas fait scrupule de révéler ce qu’on y fait n’ont pas révélé l’essentiel. Comment pouvaient-ils révéler s’ils ne le savaient pas ? S’ils l’avaient su, ils n’auraient pas révélé les cérémonies.”

Casanova

Les cagoules et la loge noire

Le port des cagoules mis en scène lors des réunions du Temple, dans les planches d’Hugo Pratt, appartient à son esthétique romanesque. Pierre Mollier, le conservateur du Musée de la franc-maçonnerie rappelle que ces cagoules ont seulement été portées au moment de la clandestinité pour prévenir des espions infiltrés dans les loges. Héritière de l’humanisme et du goût de l’ésotérisme de la Renaissance, la franc-maçonnerie se développe en Europe au siècle des lumières, soutenant des idéaux de tolérance et de liberté. En Italie, la franc-maçonnerie joue un grand rôle dans l’unification et se structure après 1861. Garibaldi lui-même devient Grand Maître en 1863 du Grand Orient d’Italie fondé l’année précédente. Une scission fait naître la Grande loge d’Italie en 1909. Interdites par le fascisme en 1925, les loges ne sont de nouveau autorisées qu’après la seconde guerre mondiale. La discrétion de ces sociétés nourrit les préjugés et les fait souvent assimiler à des sectes. Lorsque Pratt devient franc-maçon, les loges sont l’objet d’une virulente campagne alimentée par le scandale de la pseudo loge P2, “la loge noire” accusée de flirter avec la mafia.

Le symbole de l’épée

Une restitution chevaleresque qui a force de symbole. Lorsque le nouveau frère Pratt rejoint à la Loge Hermès de Venise en 1976, il apporte “une épée flamboyante ”, présente dans l’exposition, qu’il raconte tenir de son père. Cette épée à lame ondulée datée du XIXème siècle constituait un objet rituel et appartenait à la loge. Pratt grandit dans une famille fasciste: son grand-père maternel fut même l’un des plus fervents soutiens de Mussolini et participa à la création des Faisceaux de combat de Venise. Rolando Pratt, le père d’Hugo, aurait récupéré l’épée lors du sac de la loge de Venise par les milices de Mussolini en 1924. Selon certaines sources et notamment celle de Sylvina Pratt, la propre fille d’Hugo Pratt, cette épée aurait été dérobée en réalité par son oncle Nino Boselli, mort en 1945. Arme témoin des persécutions, la mise en scène de cette restitution montre le goût de Pratt pour le rituel. L’artiste ne s’est jamais caché de son ascendance fasciste. En humaniste, il rompt avec ses traditions familiales et cette épée symbolise son rite de passage, son allégeance et son premier pas dans l’initiation maçonnique.

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