Conquistador, une aventure mexicaine
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Album à sensation dessiné par Philippe Xavier et écrit Jean Dufaux, Conquistador brode autour du mythe du trésor aztèque une intrigue classique d’excellente facture.
Né pour devenir un monstre. C’est ce que prédit une gitane à Hernando Royo encore enfant. Devenu par la suite un compagnon d’arme de Cortés, il participe à la conquête du Mexique. Premier volume d’un diptyque annoncé autour de la mystérieuse malédiction aztèque de l’esprit qui bouge Txcala, fils des racines de l’Octal. Le prologue tient en haleine. Mai 1520, seul rescapé de son expédition, sauvé miraculeusement d’une chute vertigineuse à bord d’une pirogue funéraire, le jeune soldat doit se souvenir. Friands de légendes et de fantastique, de scènes d’action et de suspense, les auteurs de Croisade et Nomade composent un récit d’aventure haletant en revisitant le mythe du trésor et de la malédiction des indiens. Des dialogues soutenus, des dessins impeccables, des cadrages vertigineux et des découpages dynamiques composent une bonne recette pour embarquer le lecteur dans une histoire teintée d’exotisme et de merveilleux.
Contrairement à d’autres périodes historiques, très peu de bandes dessinées sont consacrées à l’univers précolombien. Collaborateur de Jacques Martin, passionné par l’Amérique préhispanique, Jean Torton fait figure d’exception lorsqu’il créé d’abord seul, puis avec Jean- Luc Vernal au scénario, Les Conquérants du Mexique dans Le Journal de Tintin en 1971. Il adopte ensuite son pseudonyme Jeronaton, une anagramme aux consonances mayas et égyptiennes, lorsqu’il rejoint Métal Hurlant. Précurseur dans la peinture, il se tourne vers les images de synthèse. Il réalise Princesse Maya la première BD couleur 3D sur ordinateur, lisible avec des lunettes stéréoscopiques. Quant aux histoires, à la faveur du manque de sources historiques, le fantastique s’imprègne des légendes et emprunte à tous les fantasmes sur le Nouveau Monde. Ce nouvel album signé Dufaux et Xavier s’inscrit dans cette tradition.
LE MYTHE DU RETOUR DE QUETZALCOALT
S’abreuvant de l’historiographie traditionnelle et alimentés par les récits coloniaux de la conquête comme la célèbre Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne, écrite par Bernal Díaz del Castillo quelque 50 ans après les faits, les auteurs de Conquistador n’ont pas évité l’écueil des clichés. En tournant le dos au renouvellement de la vision indienne de l’invasion espagnole, l’histoire s’appuie une fois de plus sur la crédulité des Indiens voyant dans les Aztèques des demi-dieux, des Teules conduits par une réincarnation du dieu Quetzalcóatl, le serpent à plume. Dieu du renouveau, symbolisé par l’émeraude et l’Est, il est associé au dernier souverain mythique des Toltèques, dont le retour était prédit. De nombreux spécialistes aujourd’hui récusent cette thèse et considèrent qu’elle serait née d’une tradition postérieure à la conquête, comme celle compilée dans le Codex de Florence, exécuté par l’équipe de scribes rassemblée autour du franciscain Bernardino de Sahagun.
LES CODEX OU L’ÉCRITURE DESSINÉE
Les codex sont rédigés par les Indiens, mais il reste très peu de codex antérieurs à la conquête. La plupart ont été consignés ensuite à la demande des Espagnols, selon les informations dont ils avaient besoin. Ces codex sont pour la plupart écrits en nahualt et traduits phonétiquement en alphabet latin. Après le pillage des villes, l’inquisition espagnole a brulé les bibliothèques et réduit à néant l’histoire indigène au même titre que les idoles jugées diaboliques. Depuis les découvertes des années 80, les chercheurs ont nettement progressé dans le déchiffrage et considèrent les codex comme un système d’écriture à part entière. La lecture associe l’écriture à la peinture dans un système inédit pour les Européens. Les images codifiées sont composées de glyphes, qui correspondent à des conventions précises, tandis que leur mise en page et l’ordre dans lesquels ils sont disposés suggèrent une lecture qui s’appuie sur l’ensemble de l’espace en fonction des couleurs, de l’échelle, de l’orientation, de la position et des mises en perspective.
UN PARTI PRIS CLASSIQUE
Paradoxalement si proches du séquençage narratif de la bande dessinée, les codex n’ont pas inspiré les auteurs. Si Jean Dufaux se garde bien de prétendre à une quelconque véracité historique, affirmant vouloir “combler les blancs de l’histoire”, le scénariste de Murena et de Djinn, passé expert dans le ficelage d’intrigues à complots particulièrement séduisantes, a trouvé dans la conquête des Aztèques et le coup de crayon efficace de Xavier une combinaison propice pour concocter ses ingrédients favoris : du sang, des muscles saillants, des femmes fatales, une amulette magique, une drogue mystérieuse, l’Octal qui ressemble à cette liane hallucinogène dont se servait les indiens, l’ayahuasca. Les fans du duo s’y retrouveront, les lecteurs avides d’en savoir plus sur la civilisation aztèque et la conquête se rabattront sur la littérature en consultant l’excellent roman de Gary Jennings Azteca. L’écrivain mexicain Octavio Paz écrivait quant à lui dans Le labyrinthe de la solitude, son essai sur l’identité mexicaine, “les époques anciennes ne disparaissent jamais complètement, et toutes les blessures, même les plus antiques, demeurent des sources de sang”. Une malédiction qui sert de point d’union entre cette fiction et la réalité.
Conquistador, Jean Dufaux et Philippe Xavier, Glénat, 64 pages, 14,95 euros
Derrière les masques Mayas, les clés d’un langage
Des pièces magnifiques, miroirs d’une civilisation trop méconnue. Le masque chez les Mayas joue le rôle d’un intermédiaire, permet le passage et l’accès au divin, aux autres mondes inaccessibles aux mortels. Les découvertes archéologiques ont fait des progrès. La Pinacothèque de Paris expose les masques de jade des Mayas. Initialement prévue l’an dernier, cette exposition avait été annulée avec l’année du Mexique à cause du litige diplomatique au sujet de Florence Cassez. Ces masques mis en valeur dans leur contexte funéraire et mythologique révèlent de nouveaux indices sur cette mystérieuse culture maya.
Exposition jusqu’au 10 juin 2012 – Pinacothèque de Paris 28, place de la Madeleine – 75008 Paris www.pinacotheque.com
Western Tortilla sur le Rio Grande
Caramba ! Premier voyage en terre mexicaine pour Lucky Luke. Tortillas pour les Dalton est sans conteste un des meilleurs albums de la série initiée en 1947 par Morris, très vite rejoint par René Goscinny. Les gags hilarants explorent tous les clichés du pays. Accompagné de son fidèle cheval, Jolly Jumper et du chien le plus bête du far-West Rantanplan, le légendaire “poor lonesome cowboy” part à la poursuite des Dalton, kidnappés par erreur par des bandits mexicains lors d’un transfert pénitencier et séquestrés de l’autre côté du Rio Grande, le fleuve qui marque la frontière naturelle entre les Etats-Unis et le Mexique. Décor désertique parsemé de cactus ou d’agaves, la plante qui sert à fabriquer la tequila, les saveurs piquantes des tamales ou autres frijoles, tout y passe, des combats de coqs aux mariachis, de l’inefficacité de la police à la sieste obligatoire. Rantanplan rencontre Rodriguez, un chihuahua minuscule d’une intelligence remarquable. La terreur locale Emilio Espuelas emprunte son look aux peones (paysans) mexicains stéréotypés dans l’imagerie de Speedy Gonzales, ”la souris la plus rapide de tout le Mexique”, coiffée d’un grand sombrero jaune avec un petit foulard rouge noué autour du cou. Clins d’oeil à Pancho Villa, le héros de la révolution de 1910, pour la moustache et la cartouchière en bandoulière. Le scénario épingle le retard économique du pays tandis que la caricature du propriétaire de l’hacienda rend flagrante les inégalités sociales dans ce petit village typique “qui porte courageusement le nom de Xochitecotzingo”.
Ciudad Juarez, la capitale de la mort
A la une des journaux, chaque jour une nouvelle tuerie. “Ici Ciudad Juarez, là-bas El Paso. Ici le Mexique, là-bas les Etats-Unis”. De part et d’autre du Rio Grande, que les mexicains appellent le Rio Bravo, deux villes jumelles. Passage privilégié pour la vague de migrants vers les Etats-Unis, les Américains ont renforcé la frontière, les autorités ont ordre de tirer, les gardes, mais aussi les milices locales américaines ajoutent à la criminalité des filières clandestines liées au grand banditisme et au trafic de drogue. Depuis la signature des accords de l’ALENA, l’Accord de libre-échange nord-américain entré en vigueur en 1994 entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, la récession économique des années 2000 pousse à la fermeture des maquiladoras, ces usines appartenant à des sociétés étrangères qui profitent de la main d’oeuvre locale à bas coût et qui s’étaient multipliées en attirant les migrants de toute l’Amérique latine. Misère, chômage et insécurité. Avec une population de 1,3 million habitants, Ciudad Juarez a été classée comme la ville la plus dangereuse de l’Amérique et parmi les plus périlleuses du monde. Règlements de compte, avertissements ou meurtres sadiques, les chiffres augmentent d’année en année avec près de 3 100 morts violentes en 2010 sans compter les disparitions. L’enlèvement, qui sert d’intrigue déjà dans Tortillas pour les Dalton est devenu un véritable business local, avec 1 000 victimes par an, sans compter celles, nombreuses, qui ne portent pas plainte. La police impuissante met en scène des opérations coup de poing de grande ampleur pour soutenir la propagande officielle au sujet de la lutte contre les cartels. Démonstrations de force avec des militaires dans les rues ou arrestations musclées reconstituées pour la télévision comme celle qui a conduit à la condamnation en appel de Florence Cassez à 60 ans de prison en 2008. Inspiré par la lecture du roman 2666 de Roberto Bolaño, les dessinateurs Edmond Baudouin et Troub’s se sont livrés à un reportage en bande dessinée publié sous le nom de Viva la Vida, los suenos de Ciudad Juarez.
Hommage à ces femmes victimes d’une vague féminicide particulièrement odieuse depuis 1993, soutien à leur compatriote Florence en prison, le duo interroge dans la ville, au gré des rencontres, ceux qui veulent bien échanger leurs rêves contre des portraits. Témoignages servis par un dessin qui parvient à dire l’indicible, révélant avec une sensibilité à l’encre de chine un reportage noir sur le désespoir. Un ange de la mort plane sur l’ancienne capitale de Pancho Villa. L’important n’est pas de comprendre, résument les auteurs, mais de garder la mémoire et de penser aux vivants. Un groupe de dessinateurs mexicains invités à signer quelques planches propose Viva la vida ! Vive la vie !
Viva la vida : Los suenos de Ciudad Juarez, Edmond Baudoin et Troub’s, L’Association, 124 pages, 18,30 euros
Lucie Servin