Les confessions lunaires d’un poulpe mutant, par Philippe Foerster
Un morceau de lune est tombé sur la centrale de Tchernobourg. Le croissant irradie la ville et provoque d’étranges mutations. Un poulpe se découvre un pouvoir surnaturel qui incite inopinément les gens à raconter leurs vies. Livre à tiroirs, le Confesseur sauvage, le nouvel album de Philippe Foerster dessine une galerie de portraits de cette population mutante, une sociologie fantastique et inquiétante en miroir de la cruauté du réel.
En guise de one shot, Philippe Foerster tisse en réalité un récit composé de cinq histoires courtes et indépendantes dans la lignée des contes cruels qu’il écrivait pour Fluide Glacial.(1) Cinq portraits, cinq histoires de mutants racontées par un poulpe, au gré des confessions de celles et ceux qui croisent son chemin. Une simple teinte donne la tonalité de chaque récit, en rehaussant par transparence l’encrage en noir et blanc, fort de constructions et de contrastes. Bleu, vert, orangé ou gris, les couleurs déclinent le spectre des radiations, le prisme d’un arc en ciel lunaire. Graphiquement sublime, l’album est à la hauteur de la réputation de Philippe Foerster qui s’impose en maître de la caricature, et dont l’expressionisme exacerbé accompagne la fluidité des déformations et des métamorphoses graphiques. Les mutations de l’homme aux mains d’araignées ou celle de l’homme-cimetière commandent tout naturellement à l’imaginaire.
Cinéphile passionné et lecteur boulimique, Foerster nourrit son trait de détails aux inspirations multiples. Le découpage juxtapose des cadrages spectaculaires qui dramatisent encore l’angoisse de l’atmosphère. Dés la deuxième planche, après la catastrophe, en pleine page, le dessin immerge le lecteur dans un univers fantastique à la fois calme et menaçant. Le croissant de la lune est planté dans le lointain au milieu des ruines de la centrale nucléaire, les voitures roulent tranquillement sur une place qui ressemble à celle de l’Opéra Garnier, tandis qu’au premier plan, un homme fume au balcon manifestement indifférent aux feuilles blanches qui volent au vent. Les cases s’animent au gré des décors, des déformations, des architectures et révèlent une véritable cour des miracles, le grand cirque des bêtes humaines et des monstres mutants. De Kafka à Philip K. Dick, du fantastique à la science fiction, de la littérature au cinéma, Foerster feuillète le thème universel des monstres qui lui sont chers, plongeant à l’instar des plus grands mythes, dans la traduction de l’envers de l’âme humaine, démontrant la face cachée de la lune, la monstruosité en miroir. C’est le message des terribles pieds de nez qui se jouent dans le dénouement tragique de chaque récit, une ironie salée par l’humour du désespoir.
Empathie sans compassion
Le poulpe croit qu’il rêve mais il ne rêve pas. Fil conducteur de tous les récits, le « poulpe empathique » comme il se présente lui même, est un mutant doté d’un curieux don, celui « d’être par essence un confesseur ». Il lui suffit d’effleurer d’un tentacule l’épaule des passants pour déclencher leurs confessions. « Le père Irradieu », ainsi qu’il s’appelle, usurpe la mission sacerdotale, s’improvise prêtre comme il squatte l’église Chtulhu, en référence au célèbre monstre de Lovecraft, le dieu universel à tentacules, à la tête de seiche et aux ailes de dragon. Chtulhu, celui qui inspirait les rêves des hommes et qui nous embarque dans ce périple cauchemardesque aux récits coupés comme les tranches d’un rêve. Dérangeant, car derrière le plus surnaturel de tous les monstres se cachent une réalité humaine encore plus cruelle, qui engendre les fantasmes nés de la peur. Pour reprendre l’expression du Totem, dans le troisième récit de cette histoire, « des créatures oniriques qui envahissent notre pire réalité », formant notre pire cauchemar. Le poulpe malgré son empathie n’est d’aucun secours. La capacité de comprendre et de raconter n’induit aucune compassion pour filer le parallèle chrétien qui s’établit d’emblée. Comme il le déclare à la mère repentie dans le confessionnal de l’église, le Père irradieu n’est pas habilité à absoudre. La neutralité questionne et laisse aux lecteurs le soin de juger de la responsabilité humaine et de l’indifférence, de lire enfin le bout de papier dessiné dans la dernière case : un SOS jeté au caniveau, balayé vers une bouche d’égout.
Lucie Servin
(1) A noter l’excellente réédition parue en février l’an dernier (2014), qui compile sur 288 pages, une série d’histoires courtes publiées par Philippe Foerster dans Fluide Glaciale à partir de 1981. Le titre « Certains l’aiment noir » évoque le nom du premier des onze recueils qui ont été édités. Les noms sont évocateurs : L’appel du fossoyeur, Hantons sous la pluie, la Raison du plus mort…
Adoubé par Gotlib, le dessinateur belge rejoint l’équipe de Fluide à 25 ans et y collabore pendant près de 20 ans. Si Foerster a publié d’autres séries et one shots indépendants, dans sa forme, Le Confesseur sauvage témoigne plus directement de son goût pour les histoires courtes, les contes cruels et mélancoliques.
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