Mickey, face de rat!
Briser le miroir de l’enfance, faire entrer l’horreur dans le monde aseptisé de Disney, découvrir la face cachée de la gentille souris, sa face de rat.
Rose profond, la réédition de l’album de Jean-Pierre Dionnet et Michel Pirus, publié initialement en épisodes dans l’Echo des Savanes puis en album en 1989, se lit ou se relit comme un avertissement intemporel contre l’infantilisation des adultes, dans un grand format augmenté d’une bizarrerie inédite et dénichée par le scénariste co-fondateur de Métal Hurlant.
Tout va bien au Pays rose. On s’amuse toujours chez les Zobos, les fabricants de jouets et de sucreries. Aujourd’hui encore plus, car Malcom a cinquante ans. Malcom, ce héros, « Malcom le rat, Malcom la star, Malcom l’ami des enfants, Malcom l’amoureux éternel de Mimi, Malcom l’ennemi sempiternel de Crotella », Malcom et ses exploits, ses aventures planétaires, ses combats contre les méchants. Malcom toujours gagnant.
Vive Malcom ! Joyeux anniversaire ! Le drame est inévitable, la surface s’effondre et précipite le héros dans les profondeurs de l’abyme. Malcom est le roi, Malcom boit, Malcom rejoint Mimi, Malcom veut en finir. Après cinquante ans de baisers sur le front, de la porte qui se referme éternellement sur son désir, la frustration explose. Malcom frappe Mimi la bergère, Mimi, la mijaurée, il la viole. L’horreur et le glauque s’immiscent au pays des bonbons. « Il est trop tard pour t’arrêter Malcom. Tout à l’heure, tu te rendras compte que tu as brisé deux vies. » Mimi meurtrie, Malcom est banni au Pays gris, « où personne ne rit, où tout le monde s’ennuie. »
Au dessin, Michel Pirus s’approprie tous les codes du genre, dans la tradition animalière des illustrations pour enfants, de Walt Disney à Tex Avery, en passant par les Frères Fleischer ou Edmond-François Calvo. Mais ici en couverture, la bête n’est pas morte. Malcom remet son pantalon, le rat est un loup. La voix omnisciente du narrateur accompagne le découpage en chapitres avec de belles introductions pleine page. Les récits scandés en gaufrier alternent dialogues et planches muettes, et renvoient irrésistiblement au traitement des premiers génies du dessin d’animation. Un univers encore restitué par le rendu Technicolor des couleurs de Véronique Dorey.
En reprenant ces images protégées par les souvenirs d’enfance, en profanant, pour ainsi dire, les codes sacralisés de ces paradis intouchables, la scène du viol acquiert une perspective d’autant plus choquante et sale, un acte immédiatement identifiable, condamnable et inadmissible pour tout le monde, comme le viol d’un enfant, heurtant sans ambiguïté la conscience morale du lecteur. Insoutenable, la scène est inimaginable et inédite au Pays rose qui n’a d’ailleurs aucune sanction prévue, et qui improvise l’exil du criminel puis le procès.
Edité initialement en 1989, il y a dans cet album, plus qu’un pastiche de Walt Disney, un hommage à la noirceur de Perrault, à la cruauté essentielle qui fonde la valeur initiatique des contes de fée comme les interprétait Bettelheim dans sa Psychanalyse, publiée en 1976. Rose profond s’adresse au contraire directement aux adultes, et semble rappeler avec le psychanalyste que « La psychanalyse a été créée pour rendre l’homme capable d’accepter la nature problématique de sa vie, sans se laisser abattre par elle et sans recourir à des faux fuyants. » Lancé comme une tempête contre le puritanisme ambiant, ce conte provocateur accouche d’un viol physique, dessiné dans ses détails sordides (les fesses, les larmes, les coups, les traces), il n’en conjugue pas moins une autre violence, un viol symbolique et psychologique qui détruit les constructions de l’enfance, qui provoque l’indignation immédiate, par l’énoncé du pire. Car la simple évocation du pire suffit à désigner une réalité, un possible.
Ainsi vont la conscience du mal et la liberté qui exilent Malcom le rat, au pays gris, le pays désabusé et dépressif, le pays du choix. Cette perspective existentialiste ramène le dénouement de l’histoire vers les chemins de la lucidité et des responsabilités morales, la réalisation des voies complexes pour accéder au bonheur. Un miroir en gouffre du monde de Disney qui retourne l’envers du pays trop parfait, où la souffrance se gomme par le tabou et l’omission, où le confort se gagne dans l’abrutissement et l’indifférence, même s’il suffit d’un zeste d’imagination pour que le rose s’écaille et mette à nue les perversions. Un conte pour adulte mais un conte pour grandir, «Contrairement au mythe ancien, la sagesse ne jaillit pas d’elle-même, toute faite, comme le fit Athéna de la tête de Zeus, ; elle s’élabore petit à petit, après des débuts très irrationnels. » disait encore Bettelheim. Le ver est dans le fruit, seul le rempart critique existe contre les revers du bonheur en cloche.
Au nom de la Synchronicité
La réédition d’un album agit comme une renaissance, l’occasion d’offrir un bel objet aux connaisseurs tout en mettant la nouvelle génération dans la confidence. Particulièrement soigné, ce nouvel album en grand format est augmenté d’une préface de Jean-Pierre Dionnet et d’un dossier insolite, réalisé à partir des révélations et des divagations d’un auteur américain qui souhaiterait rester anonyme. L’informateur secret accuse le duo de plagiat. Preuves à l’appui, il envoyait son manuscrit de 400 pages illustrées de documents d’époque, retraçant son enquête autour du « Mystère Malcom », une histoire des années 1930, produite par les « mythiques » studios AAA (American Association of Animation).
Par goût et pour le plaisir des résonnances, Jean-Pierre Dionnet utilise ce récit pour illustrer les influences graphiques de son Malcom, en plaidant au nom la « synchronicité » de Jung, et en s’amusant à dénicher les coïncidences significatives, les révélateurs télépathes, réfléchis ou inconscients. Le témoignage de ce « fou littéraire » (une expression reprise à Raymond Queneau et André Blavier ) éclaire les profondeurs psychiques des référents de l’enfance, ces fabricants d’archétypes collectifs dont on fait les héros, les images et les symboles. A moins peut-être de croire le fou qui déclare : «Je préfère maintenant disparaître « dans la nature ». J’espère simplement que s’il y a secret militaire, il sera un jour déclassifié et que nous saurons tout, comme cela arrive parfois avec les archives secrètes. »
Lucie Servin
Rose profond, Jean-Pierre Dionnet, Michel Pirus, Casterman ,96 pages, 25 euros
->A lire sur le calamar noir :
Malcom rejoint ses congénères dans l’article compilé « Des rats et des hommes », sur la représentation des rats dans la bande dessinée. Un anti-Mickey hybride entre le méchant du Bosquet joyeux dans les aventures de Sibylline de Macherot, en passant par les rats de Ptiluc ou Kebra, la rat-caille.