Bangui la Roquette avec Didier Kassai
Sans les attentats de Paris, la République de Centrafrique (RCA) aurait occupé une bonne place dans l’actualité de ces prochaines semaines. Les élections qui devaient se dérouler en septembre ont été reportées au mois prochain. Les affrontements de ces derniers jours sont alarmants. Le dessinateur Didier Kassaï, originaire de Sibut, vient de sortir un livre, Tempête sur Bangui où il témoigne des événements.
(une actualité à suivre sur RFI)
La France est engagée militairement en RCA depuis la mise en place de l’Opération Sangaris en décembre 2013 au terme d’une année de guerre civile particulièrement violente. Dans l’album Tempête sur Bangui, coédité en partenariat avec la Boite à Bulles et Amnesty International, le dessinateur Didier Kassaï fait le point en avant propos sur la situation de son pays, une situation décrite également dans la post face signée par l’ONG, qui résume la complexité de cette crise et appelle à la considération, à la réflexion, à l’aide et au désarmement. Le récit en bande dessinée s’illumine paradoxalement par les couleurs, les contours naïfs et l’humour tout en rendant palpables la terreur et les atrocités du quotidien.
Le dessinateur produit au rythme de la peur. Il recompose sa chronique à partir des croquis réalisés au jour le jour, des photographies prises en dépit des risques, de l’angoisse et de l’horreur. Les armes sont omniprésentes, les tirs se prolongent en onomatopées, en explosions lumineuses dans les cases. Le dessin abonde de détails, autant d’éléments qui ralentissent le regard pris dans la fuite de ce récit en cavale.
C’est la vie d’ « un citoyen lambda », comme l’auteur se présente lui-même, une vie qui lui échappe. La panique emporte la déferlante meurtrière, le présent saisit l’urgence de la survie. La distance est néanmoins nécessaire et s’interpose par le soin apporté aux aquarelles et aux séquences intimes réinsérées dans la chronologie des événements. L’ensemble se divise ainsi en trois périodes depuis la prise de Bangui par la Seleka jusqu’à l’intervention onusienne. Motivé par le besoin de comprendre, le dessinateur témoigne d’une réalité confusément dramatique et inimaginable qui, prise sur le vif, le dépasse largement.
Cette guerre héritière des conflits qui se succèdent, éclate en 2012 et conduit en mars 2013, à la prise du pouvoir par Michel Djotodia et les forces de la Seleka, (qui signifie la « coalition » en Sango), un groupement de milices nébuleux de confession en majorité musulmane. Le président François Bozizé est renversé. Il avait lui-aussi été porté au pouvoir par un coup d’état en 2003 comme tous les dirigeants du pays depuis l’indépendance en 1960. Le climat se dégrade, le nouveau pouvoir ne dispose pas de liquidités. La population est livrée aux exactions des milices démobilisées. Massacres, incendies, pillages, déplacements, enlèvements, viols, les civils chrétiens sont ciblés au moment des démobilisations de la Seleka. Les Anti-balaka se forment en rassemblant des miliciens de confession chrétienne et animiste, et ripostent sauvagement sur les civils musulmans. Les musulmans représentent 15 % de la population, en majorité chrétienne et pour un tiers animiste. Dider Kassaï est chrétien, sa femme est musulmane, jamais cela n’avait posé problème auparavant.
Face à la coloration religieuse de cette nouvelle guerre, le gouvernement français alerte l’ONU du risque génocidaire dans la région. Le 5 décembre 2013, par la résolution 2127, le conseil de sécurité des Nations unies autorise à l’unanimité le « déploiement de la Mission internationale de soutien à la Centrafrique sous conduite africaine (MISCA) pour une période de 12 mois » officiellement pour mettre fin à la « faillite totale de l’ordre public, l’absence de l’état de droit et les tensions interconfessionnelles » La MISCA est appuyée par des forces françaises autorisées à prendre « toutes les mesures nécessaires ». L’Opération Sangaris débute, c’est la 7ème intervention militaire française depuis l’indépendance. Pour la France, il s’agit de garantir une période de transition, de stabiliser la situation politique en organisant des élections et en désarmant les milices. Michel Djotodia doit démissionner en janvier 2014 et laisse la place à un gouvernement de transition dirigé actuellement par Catherine Samba-Panza. Les effectifs de l’Opération Sangaris ont été réduits à la fin du mois de juin 2015 de 1700 à 900 hommes, tandis que la MINUSCA a remplacé la MISCA en avril 2014, renforçant la présence de l’ONU, avec, pour priorité, la protection des civils. Aucune des milices n’a pour l’instant déposé les armes tandis que l’embargo toujours actif sur l’armée régulière, empêche son réarmement, rendant la présence de l’ONU nécessaire pour assurer la protection du pouvoir de transition et le bon déroulement des élections. Aujourd’hui, les combats continuent, impliquant des militaires français.
Enclavée au centre de l’Afrique dans une région particulièrement instable, la RCA est un pays en superficie un peu plus grand que la France, mais dont la population n’atteint pas les 5 millions d’habitants concentrés pour un quart d’entre eux dans la capitale, Bangui. Les diamants de cette ancienne colonie française et ancien fief de Bokassa ont forgé la réputation de corruption généralisée du pays, éclaboussant hommes politiques et leaders économiques français. Pays de diamants, pays de contrebande, les civils subissent le quotidien de la terreur, et vivent principalement de l’agriculture et de l’exploitation forestière. L’analphabétisme, l’espérance et les conditions de vie de la population s’aggravent d’année en année, dans un territoire abandonné, sans industrie, vendu au plus offrant, ravagé par les exactions des milices armées, secoué par les conflits frontaliers. Outre les diamants, la Centrafrique dispose de gisements d’or, de cuivre, d’aluminium, d’un gisement d’Uranium à Bakouma et d’une réserve pétrolifère dans le nord du pays à la frontière tchadienne. Le président Bozizé avait concédé le pétrole de Gordil au géant chinois, la China National Petroleum Corporation en 2012. C’est pour cette raison, affirme-t-il, qu’il n’a pas obtenu l’aide de la communauté internationale contre l’offensive des forces de la Seleka en 2012. Les premiers forages pétroliers sont réalisés en Centrafrique au début des années 1980 par des compagnies pétrolières américaines. La compagnie américaine Grynberg obtient un permis d’exploitation de l’ancien président Patassé. Ce contrat expirait en 2004. Après la construction de l’oleoduc, « Tchad-Cameroun pipeline » en 2003, le commerce du Pétrole se développe dans la région frontalière au Tchad, juste de l’autre côté de la frontière, tandis que les Chinois exploitent le pétrole Soudanais et investissent en RCA.
En réalité, les facteurs de la chute de Bozizé sont nombreux. Une opposition politique existe, contre le népotisme du pouvoir, la corruption et son inefficacité. Le pétrole est un enjeu parmi d’autres, comme l’uranium. Le gisement de Bakouma est ainsi lié à l’affaire de la société UraMin. Areva rachète en 2007 pour 1, 8 milliards d’euros la société canadienne UraMin, une entreprise d’exploration minière de l’uranium et fait l’acquisition de cinq mines dont le gisement de Bakouma en RCA. Areva ne se serait pas rendue sur place, le géant signe pourtant en août 2008 avec le pouvoir de François Bozizé, un contrat de 18 milliards de Francs CFA (27 millions d’euros) sur 5 ans portant sur un projet du gisement à Bakouma. Les mines d’UraMin se révèlent rapidement inexploitables et Areva subit des pertes financières de plus de 3 milliards d’euros. Sa présidente Anne Lauvergeon est limogée et le groupe gèle le contrat centrafricain, amputant le pouvoir de Bozizé de la rente qu’il espérait. (Les tenants et les aboutissant de ce montage financier sont à l’origine d’un scandale impliquant des politiques et des cadres de l’entreprise). Le gel de ce contrat en 2011 est un coup dur pour le développement de la RCA, un des pays les plus pauvres de la planète.
A feu et à sang, Tempête sur Bangui, se lit d’une traite. Embarqué dans une course à la survie, ce témoignage d’un civil dans la guerre prend jusqu’à l’écoeurement sur la pourriture du monde. Le dessinateur conclut « Pour moi le bout du tunnel est encore loin. Néanmoins, cette éphémère accalmie est synonyme de retour de l’espoir, certes, la guerre a beaucoup détruit, y compris mes rêves. Cependant, elle m’offre de la matière à façonner. Ainsi je me remets à dessiner… à dessiner le bordel… Des petits bouts d’histoires de dingues écrites entre deux feux, parfois à la lumière de mon téléphone, qui constituent mon refuge face à la peur et à l’incertitude du lendemain ».
Au lendemain des attentats de Paris, je relis les reportages que Didier Kassaï publiait dans la Revue dessinée en 2014. Dans un épisode (n°2), il raconte comment surpris par une fusillade en pleine rue, il s’enferme avec d’autres passants dans des toilettes publiques. Il attend pour sortir, coincé là, que les coups de feu cessent, toute une matinée. Cette histoire, c’est aussi celle que j’ai pu lire dans les récits des rescapés du Bataclan. Cette histoire, c’est celle de nous tous confrontés à une telle situation. Mais ce qui est impensable pour nous, l’est aussi pour les autres. La RCA régresse dans les indices de développement humain, ces faits sont gravissimes. A l’heure du bilan des deux ans de l’Opération Sangaris, dans la perspective des élections prochaines, la RCA mérite notre attention. Quelle influence la France exerce-t-elle dans ce pays, quel doit-être son rôle dans ce conflit ? L’actualité surmédiatisée des frappes françaises contre l’EI en Syrie occulte d’autres réalités internationales tout aussi importantes. Il est illusoire de penser dans un monde qui s’est d’abord mondialisé par la guerre, que les conflits soient géographiquement circonscrits et localisés sans interagir entre eux. Les guerres et la misère qui dégénèrent en Afrique produisent des contingents à toutes les milices radicales, que les revendications soient économiques, sociales, politiques ou religieuses, souvent toutes à la fois. C’est le véritable terreau de ce qu’on nommera demain « terrorisme ».
Opposer le pragmatisme guerrier et l’idéal pacifique n’a pas de sens, la paix est aussi pragmatique que la guerre est idéologique. Le pacifisme ne relève ni de la naïveté ni de l’angélisme car la lucidité n’empêche pas l’ambition du possible. La paix est un combat contre l’ignorance et l’indifférence des uns, contre la lâcheté et la mauvaise conscience des autres, c’est une lutte à contre courant contre les prêcheurs du « c’est comme ça », même si le « ça pourrait être autrement » contient son lot d’illusions et d’erreurs. Personne ne peut toutefois embrasser l’ensemble de la réalité d’un seul regard. Nos opinions représentent un vrai danger, si elles se satisfont de réponses simples, tranchées, partiales, qui empêchent de réfléchir sur plusieurs sujets en même temps. De là où je me trouve, je ne peux témoigner moi-même de ce qui se passe dans le monde, mais je peux voir à travers le regard des autres, et entendre la Tempête de Didier Kassaï souffler sur Bangui.
Lucie Servin
Tempête sur Bangui, Didier Kassaï, BAB/Amnesty International, 152 pages, 24 euros
Présentation sur le site de l’éditeur
A ceux qui ne sauraient pas situer la RCA sur une carte de l’Afrique, je conseille le visionnage de cet épisode du dessous des cartes, réalisé en 2012 mais qui permet de résumer brièvement l’histoire du pays, avant la crise de 2013.
Un appel à l’intelligence.
« Dans tous les pays du monde, des groupes industriels puissants fabriquent des armes ou participent à leur fabrication ; et dans tous les pays du monde, ils s’opposent au règlement pacifique du moindre litige international. Mais contre eux les gouvernants atteindront cet objectif essentiel de la paix quand la majorité des électeurs les appuiera énergiquement et notre destin et celui de notre peuple dépendent entièrement de nous.La volonté collective s’inspirera de cette intime conviction personnelle. »
Albert Einstein.