Big Kids, le mémento d’une arborescence intime

Big Kids, le mémento d’une arborescence intime

kidscouvÀ même pas trente ans, le jeune prodige de la bande dessinée canadienne, Michael DeForge enchaîne les publications à un rythme effréné. Avec cinq titres traduits chez Atrabile, après le recueil Dressing sorti l’an dernier, il signe Big Kids, une histoire longue dans un petit format acidulé où il transpose la crise d’adolescence d’un jeune homo par une métaphore arboricole, dans un délire poétique et graphiquement débridé.

Les souvenirs d’Adam se succèdent, épinglés au rythme des planches en gaufrier de 6 cases, dans une quadrichromie où le rose bonbon et le jaune citron se détachent sur du blanc et du gris. Première image d’une pipe pour Jared, Adam à genoux et soumis, alors que s’enchainent pêle-mêle des conneries de lycéens, l’évocation abstraite d’un tabassage routinier, l’odeur d’un oncle flic et haï, ses parents, son oiseau et son  frère morts. Pour faire face, un portrait d’avant, la coupe au bol ratée par maman sur une tête ronde aux oreilles décollées et des bras ballants le long d’une chemise jaune. Résumées à quelques traits minimalistes, figées dans les aplats sans décor, les cases miment les motifs enfantins en couleur pop comme des images gravées à jamais, inchangées dans les bribes des convocations de l’enfance, projetées par ces réminiscences en séquences hachées.

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Jared le quitte, et Adam boit, sans imaginer que cette cuite le métamorphosera. La crise d’arborescence survient si soudaine, anime au réveil le réel tel qu’il est dans une transcription psychédélique et hallucinée qui transforme l’enfant en arbre rose et frêle à manchons florissants et en tête moignon.

kidstransformationDe nouvelles couleurs enrichissent les formes abstraites et ondoyantes, d’un quotidien aussi révolutionné qu’inchangé dans les faits, si ce n’est par la redistribution des rôles et des êtres distingués entre arbres évolués et brindilles primitives. De la télévision à la lumière, du son à l’odeur, si tout reste pareil, tout semble différent, et le dessinateur joue des mutations imperceptibles dans l’image perturbée renouant son intrigue en guidant l’arbrisseau à l’ombre d’April, l’étudiante qui habite chez lui, un arbre vert plus mûr et obstiné à saisir à l’envers l’avatar de son enfance perdue.

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Dans ce dédale métaphorique, les couleurs s’emmêlent par la danse embrouillée des figures filiformes où s’agitent contre les gaufriers des contemplations en pleine page, témoins du nouveau regard posé par le narrateur sur l’arborescence mystérieuse, dont il se garde bien de résoudre l’énigme. L’hymne de la bande dessinée scande la même chanson née au détour d’une planche à partir d’un ver, dont les pattes poussent au fur et à mesure que la mélodie avance, et qui se multiplie avec le volume sonore pour assaillir la tête et cracher dans l’oreille à l’écoute.

kidsmelodyOn retrouve malgré tout dans la linéarité de ce journal intime, la structure en découpage formel ouverte à l’éventail de thèmes traités dans les recueils dont Michael DeForge s’est fait la spécialité. Les transformations se succèdent en épisodes inquiétants explorant de mémoire le souvenir démembré. L’humour n’est jamais loin, juxtapose un délire aquatique aux couleurs pastel, vert amande, pêche orangée et bleu layette, l’ ambiance apaisée de la piscine, en contraste aux explosions de couleurs vives en fusion,  bouillonnant en rose, jaune et noir. Le fluide graphique ne livre ni remède ni solution. Big Kids, conçu dans son petit format, comme un mémento en témoignage intime de la crise d’arborescence, chante son ode graphique violente et triste, douce et cosmique, vibrant dans tous les sens, en sensations symphoniques et visuelles.

Lucie Servin

Michael DeForge Big Kids Atrabile, 96 pp, 14€.

Présentation sur le site de l’éditeur

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