Une virée dans Beyrouth avec Tracy Chahwan
Cocktail explosif dans la capitale libanaise. Beirut Bloody Beirut raconte l’histoire de Lio et Ramona, deux jeunes femmes que tout oppose embarquées par hasard dans un taxi à la sortie de l’aéroport. A seulement 25 ans, Tracy Chahwan signe un premier album qui laisse éclater l’énergie de son trait en noir et blanc. Rencontre.
-> Beirut Bloody Beirut, Tracy Chahwan, Marabulles, 64 pages, 9, 95 euros
-> Le site de l’artiste : https://tracychehwan.com
Beirut Bloody Beirut est à l’origine un projet de fin d’études, d’où vient cette idée de course poursuite en taxi dans la ville ?
Tracy Chahwan : J’ai fait une licence puis un master en bande dessinée et Illustration a l’Académie Libanaise des Beaux-arts. Pour mon projet de fin d’études, j’ai voulu faire une bande dessinée. Je n’avais pas d’idée spécifique en tête, mais je savais que je voulais parler du Liban, de mes expériences vécues depuis mon retour définitif ici, à l’âge de 19 ans. Avant ça, j’habitais a Chypre puis un peu en France. C’était un choc pour moi de retourner vivre dans un pays aussi dense et complexe. J’avais du mal a comprendre comment tout fonctionnait ici. Plutôt que de chercher des explications, je pense que je voulais surtout transmettre une énergie, des dynamiques propres a cette ville, que l’on ne trouve nulle part ailleurs. Écrire une bande dessinée était un bon moyen pour moi de m’approprier cette ville, d’en faire ma propre cartographie, de faire passer mes sensations et mes expériences.
Vous faites partie du Zeez collective, comment est né ce collectif ?
Tracy Chahwan : A part Samandal, il y a peu de structures consacrées à la Bd au Liban. Dans ce contexte, il est difficile de produire seul, en dehors du cadre d’une commande. Zeez collective est parti de l’envie de plusieurs dessinateurs du même âge de se réunir pour faire de la bd indépendante, s’autofinancer, et s’entraider pour produire plus dans un pays ou la bd reste assez marginalisée. Lors d’un meeting chez elle, Lena Merhej (membre et co-fondatrice du collectif Samandal) nous a alors lancé l’idée de faire une série de mini-bds ensemble, et de chercher des financements. C’est ainsi qu’on a contacté l’organisation Waraq, qui organise un marché annuel d’impressions artisanales, « Tabaan ». On a collaboré ensemble pour produire une série de 6 mini-bds, imprimées manuellement en sérigraphie. C’était notre première production en tant que Zeez collective.
Quel regard portez-vous sur la bande dessinée libanaise actuelle?
Tracy Chahwan : Je pense que la BD libanaise traverse un « âge d’or » en ce moment, avec toute une émergence de talents et d’individualités fortes. Il y a beaucoup de richesse et de créativité dans cette nouvelle génération. Le fait de ne pas avoir une tradition importante de bande dessinée arabe, comme le manga en Asie ou la bd belge en Europe fait que chaque auteur a ses références et ses influences, son identité particulière. Par ailleurs, je pense que notre génération a plein de choses à dire. Nous sommes nés après la guerre, mais notre narration personnelle est dominée par celle d’un passé traumatique que nous essayons de comprendre, tout en cherchant du renouveau.
Avec l’exposition à Angoulême jusqu’au mois de novembre, on a beaucoup parlé de la nouvelle génération de bande dessinée arabe, en quelle langue écrivez-vous et quelle importance y accordez-vous ?
Tracy Chahwan : Je lis mal l’arabe, donc je ne suis pas bien placée pour parler de toute la nouvelle génération de bande dessinée arabe, mais généralement, je pense que la bd apporte beaucoup de liberté a cette génération par rapport a d’autres formes d’arts qui nécessitent plus de moyens techniques et financiers. C’est à mon avis la forme d’art qui permet le plus de développer son individualité, ce qui fait que cette génération qui vient d’un contexte dense et complexe peut s’y émanciper en racontant leurs réalités avec beaucoup de nuances.
Comme je n’ai pas grandi ici, je parle l’arabe mais je l’écris assez mal, du fait qu’il y a un décalage énorme entre l’arabe parlé et l’arabe littéraire (écrit). De ce fait, j’écris surtout en français ou en anglais. Dans Beirut Bloody Beirut, j’ai mélangé toutes ces langues, il y a même de l’arabe écrit en lettres latines. Ce mélange était un petit travail sur les différentes classes sociales et milieux culturels que l’on peut trouver au Liban : certains ne s’expriment qu’en Arabe (d’ou le lettrage Arabe), d’autres dans un mélange de français et d’arabe (d’ou l’alphabet latin). En réalité, c’est encore plus complexe que ça, il y a tellement de mélanges culturels ici : je ne voulais donc pas m’imposer des limites dans la langue, même si ca ne me semblait pas très normal d’écrire l’arabe en lettres latines.
Vous développez une esthétique très punk en noir et blanc. Quelles sont vos influences ?
Tracy Chahwan : Mes parents sont issus du milieu littéraire, alors enfant, j’étais entourée de plein de bandes dessinées des années 80-90, notamment la revue « À suivre ». C’était quelque chose découvrir ces images-la a un jeune âge. Le noir et blanc dur et la beauté de ces dessins est resté imprégné dans ma mémoire comme ce monde parallèle et rêvé. Le noir et blanc reste a mon avis la forme la plus expressive ou le trait personnel est mis en avant. Je pense aussi à une influence en particulier pour Beirut Bloody Beirut : « Le bar a Joe » de Munoz et Samapayo, un album qui m’a donné envie de faire de la bande dessinée, tant par l’expressionisme intense du dessin que par la liberté de sa narration. La musique a aussi une place particulière dans mon travail : j’écoute beaucoup de Punk et de Rock en dessinant, et aussi lorsque je parcours la ville en voiture.
L’histoire défile comme une virée hallucinée dans Beyrouth, une course-poursuite déjantée. On se croirait dans un film d’action, quelle est la part d’imaginaire et de réel ?
Tracy Chahwan : J’avais envie de faire de la ville un personnage, de mélanger le réel, le social et le politique sans perdre pour autant le plaisir de raconter et d’imaginer en me servant de ces matériaux. D’ou le fait d’avoir choisi de raconter cette histoire sous forme d’un Roadtrip/film d’action délirant. Si l’action est exagérée, le fond reste basé sur la réalité. La plupart des scènes dans Beirut Bloody Beirut sont inspirées par des expériences dont j’ai été témoin, comme les bagarres inexplicables, les fêtes extravagantes, les gangs de motards… Quelques fois, j’ai caricaturé la situation a des fins humoristiques ou dramatiques : en réalité, lorsque j’ai été visiter la banlieue Sud, comme au début de la bd, j’ai bien été poursuivie par quelques motards, mais ils étaient extrêmement gentils : Ils m’ont aidée a me garer puis m’ont offert le café. On a fait un petit tour du quartier ensemble. Mais la plupart du temps ici, la réalité dépasse la fiction, on a l’impression de vivre dans un théâtre permanent : après les élections de la semaine dernière par exemple, une horde de motards a fait fureur dans la ville. Ils se suivaient dans les rues en affichant fièrement des drapeaux de leur parti, comme ils le font pendant la mondiale de football avec les drapeaux du pays qu’ils soutiennent.
Comment concevez-vous cette ville-personnage, au niveau de l’espace et de la circulation, de son urbanisme et de son architecture?
Tracy Chahwan : Pour concevoir la ville, j’ai pense à plusieurs quartiers et a ce qu’ils m’évoquaient, par rapport a mes propres expériences et a l’imaginaire collectif. Les quartiers ici se caractérisent souvent d’abord par les minorités et les classes sociales qui les habitent. Bourj el Barajne (la banlieue sud, près de l’aéroport) par exemple est connu pour être très délabrée et dominée par Amal et le Hezbollah. A l’est, Geitawi et Ashrafeh sont des quartiers chrétiens populaires, bastion des partis comme les phalangistes et les forces libanaises. Dans les deux cas, ces identités s’affirment par un excès de représentations a travers soit des photos de leurs leaders et de leur martyrs, soit de symboles religieux, comme les statues de vierges et de saints. Dans des quartiers plus riches, ces caractéristiques s’effacent pour laisser place a la fete et le « Hype ». Tout paraît plus ouvert, ces identités sont moins visibles, ce qui compte c’est d’avoir son entrée dans ces milieux. C’est plutôt la fête, les drogues et l’image qu’on donne de soi qui domine. Les actions se passent toujours dans des quartiers en marge, on ne trouve pas vraiment de centre a Beyrouth : le centre-ville par exemple est absent de l’histoire car il ne s’y passe jamais rien, il est conçu de manière a ressembler au centre-ville d’avant la guerre, mais ce n’est qu’une façade. Presque personne n’y habite. Mais malgré ces différences et ces divisions minoritaires, la circulation d’un quartier a l’autre se fait toujours de manière fluide, les personnages passent d’un quartier a un autre sans problème.
C’est un portrait multiple et explosif que vous montrez à travers tous ces visages, entre les barbus et les jeunes qui se défoncent, entre les gangs, la drogue et la violence. D’où vient le titre Beirut, Bloody Beirut?
Tracy Chahwan : Pour moi, Beyrouth est une ville d’antagonismes. Lorsque j’ai écrit l’histoire, on était en pleine crise de déchets, et il s’était passé plusieurs évènements extrêmement violents en été. L’un deux m’avait marqué : un homme avait été assassiné en plein jour, et son assassin était connu de la police, mais personne n’a rien pu y faire car il était protégé par je ne sais qui. Je pense que notre génération la voit donc comme une ville très agressive, ou la violence est depuis longtemps normalisée. Mais elle reste incroyablement vivante et attirante. Quelque part, je pense qu’on prend une sorte de plaisir à se nourrir de ces contradictions, ce mélange d’énergie de vie et de mort. D’ou le titre “Beirut bloody Beirut”, qui évoque cet aspect de ville damnée. J’ai voulu montrer toute la palette des excès que l’ont peut trouver au Liban : la religion, le confessionnalisme, la drogue, le bruit, le consumérisme, etc. … Chacun trouve son salut dans l’un, mais on est tous aussi désorientés, à la recherche de sens. Que ce soit dans la religion ou dans la drogue, c’est juste une manière d’éviter de faire face à une réalité envahissante.
Je trouve toutefois très amusantes les formes que prennent ces excès. La religion ou le confessionnalisme deviennent un vrai concours de coqs pour affirmer son identité et son appartenance: on va afficher des images de saints sur sa voiture américaine a vitres fumées, s’acheter un couvre-lit avec le logo du Hezbollah … D’autre part, dans les milieux privilégiés, s’il n’est pas forcement question de confessionnalisme, on parvient de la même manière à étouffer son découragement par l’excès de drogue et d’alcool, son image et son entrée dans les cercles hype. Finalement, tous ces personnages qui se projettent dans un narcissisme exacerbé affin de s’affirmer, c’est une mine d’or pour la bande dessinée.
La bande dessinée est-elle un moyen de montrer la réalité sans tabou ? Quel rôle joue l’humour?
Tracy Chahwan : Evidemment, je pense qu’il y a toujours moins de provocation lorsqu’on représente certaines choses a travers la bande dessinée : cette image paraitrait beaucoup plus « provocatrice » dans un film, par exemple. A travers le dessin, il y a une stylisation du réel, qui protège ce media de la violence de ce qu’il peut représenter. L’humour et la stylisation créent un détachement qui permet alors d’aller loin dans son propos. Je pense à une série de Strips que j’avais réalisée, « Le Suicide ». Les strips sont construits avec beaucoup d’humour mais le fond était plutôt dark, ils parlaient de réels problèmes qu’on pouvait avoir en tant que jeune adulte au Liban.
On sent une menace permanente à laquelle les deux personnages Lio et Ramona se confrontent, la peureuse coincée et l’affranchie blasée. On ne peut s’empêcher de penser que Lio est une forme d’alter ego de l’artiste, Qu’en est-il de Ramona ? Qu’est ce qu’être une jeune femme aujourd’hui à Beyrouth ? y a-t-il une revendication libertaire dans vos planches?
Tracy Chahwan : Lio est plutôt apathique et détachée par rapport aux situations dans lesquelles elle se retrouve. Elle n’est donc pas forcement affranchie par conviction, mais plutôt par indifférence et par inconscience. Comme moi-même au moment de l’écriture, elle a du mal à comprendre et a déchiffrer le monde dans lequel elle évolue. Ramona est inspirée par une fille qui faisait partie avec moi d’un petit documentaire sur les femmes libanaises : elle avait des idées très précises sur les rapports homme/femme, sur la courtoisie, se tenait très correctement… Bref, tout nous opposait, j’ai donc pensé que ce serait intéressant de créer ce personnage qui contrasterait totalement avec le laisser-aller de Lio.
Etre une jeune femme aujourd’hui à Beyrouth, c’est surtout évoluer dans un monde très masculin, régi par des codes habituellement attribués aux hommes. Malgré le fait qu’a la surface, les femmes ont beaucoup de liberté, le machisme reste ancré dans les mentalités. Cette impression s’efface dans les milieux artistiques et privilégiés, mais dans une grande partie de la société, les identités sexuelles sont encore assez codifiées, avec les hommes qui affichent leur virilité et les femmes toujours apprêtées. Je pense qu’il y a évidemment une revendication libertaire plus ou moins inconsciente de ma part. Je me suis amusée à écrire ce retournement de situation ou c’est Ramona qui se dévergonde et finalement Lio qui la réprimande avec ironie en lui demandant « Alors, ce fiancé, Ramona ? ». Dans mes bandes dessinées, comme « Tu ne sais pas qui est ma mère ? » parue dans le dernier numéro de Samandal, j’aime explorer et me réapproprier les rôles qui sont traditionnellement associés au masculin et au féminin. Mes personnages, hommes ou femmes, sont tour à tour prédateurs, victimes, objets, etc. D’ailleurs, dans Beirut Bloody Beirut, la violence vient aussi beaucoup des femmes, comme ces deux personnages mystérieux qui massacrent tout le monde dans la scène finale.
La scène dans la famille de Karim forme un vrai contraste dans l’histoire, comme une pause, une respiration dans le récit.
Tracy Chahwan : C’était surtout l’occasion de montrer que l’on passe facilement de la tension et la peur à la détente et au plaisir. L’hospitalité est une caractéristique identitaire a laquelle les libanais sont très attachés. On va de l’agressivité et la convivialité chaleureuse en permanence. J’aime bien ce contraste entre tout une part de la société qui est complètement désorientée, et l’autre qui reste très attachée aux valeurs traditionnelles, comme la famille, le mariage, le travail … Le dialogue entre Lio et Ramona illustre parfaitement cette opposition, mais aussi le fait que ces valeurs sont souvent des façades, imposées par la société. Ceux qui semblent y croire sont souvent tout aussi désorientés. L’avenir lu dans le marc de café était une manière humoristique de rétablir la tension dans le récit : j’ai beaucoup d’affection pour ce genre de pratiques typiquement libanaises. Je me suis inspirée de ces nombreuses tantes paranoïaques que l’on peut avoir au Liban, comme ma propre tante Marie, que je consulte souvent quand ça va mal : elle vérifie si j’ai un mauvais œil ou pas dans ma tasse de café. La plupart du temps, je finis par apprendre que j’ai surtout 36 prétendants, des « chevaux blancs ».
C’est aussi une BD où la musique joue un rôle comme la danse qui transforme le trait et le dessin ou la drogue qui vire au violet. Il y a quelque chose de drôle et de grotesque dans cette grosse soirée déglinguée et le massacre final ?
Tracy Chahwan : Le violet, mais surtout le décalage de la couleur m’a servi à traduire la vision altérée des personnages sous l’effet des drogues. Je dirais que l’humour et le grotesque permettent un détachement par rapport à cette sorte de violence normalisée que j’essaie de montrer au cours de l’album. Je me suis amusée à montrer les évènements dans leur théâtralité sans jamais donner d’explication claire, ce qui est souvent le cas au Liban. Sans ça, ce serait trop étouffant.
Quels sont vos projets ?
Tracy Chahwan : Je fais régulièrement des affiches pour les clubs underground de Beyrouth. Je travaille actuellement avec Ziad Itani sur une bd basée sur son histoire. Ziad est un acteur/écrivain qui a été récemment accusé a tort d’espionnage avec Israël, l’accusation la plus grave au Liban. C’est une histoire incroyable qui révèle a quel point le système libanais est corrompu à tous les niveaux.
Propos recueillis par Lucie Servin