AAARG! à plumes
Fichtre, la revue AAARG sort son dixième numéro, et fête deux belles années d’existence. Pour en parler c’est difficile, il y a de tout, des illustrations, des histoires courtes en bandes dessinées, d’autres en épisodes, des chroniques, des interviews, des nouvelles. AAARG ! ça part dans tous les sens et parfois il faut savoir piocher dans l’arbitraire pour présenter mieux.
Car AAARG! est aussi une revue littéraire avec 34 nouvelles au total publiées depuis le début. Un beau recueil qui s’ajoute aux perspectives de l’édition littéraire en parallèle, avec la publication des romans de Jean-Marc Royon, ( deux parus) et ceux encore à venir. Par choix et en hommage à la liberté de ton et de critique qui fait la qualité de cette extraordinaire revue, plutôt que de dresser un portrait régulier des 13 écrivains contributeurs, j’ai préféré concocter une petite mise en scène.
NB : Ceci est une fiction impliquant des personnages réels perçus à travers ce qu’ils écrivent et non à travers ce qu’ils sont personnellement. En aucun cas, les situations décrites ici ne doivent être prises comme des faits réels.
La groupie agoraphobe
Y a AAARG ! qui passe ce soir à la guinguette. C’est pour les dix numéros ! Faut pas rater ça! La groupie s’avance au rendez-vous, approche du navire amarré pour la fête.
Partout du monde, ça déborde sur le quai, ça fracasse de rires, et froisse des gobelets. Les gens se resserrent en goulot vers l’entrée. Je pousse, je n’aime pas être serrée, ça me rend nerveuse, sauvage, et je me faufile en traitre, en lançant des œillades hypocrites et condescendantes à ceux que je bouscule sciemment. C’est moche mais je suis agoraphobe ! Merde laissez moi passer ! La masse fraternelle ne prend pas ombrage et me creuse gentiment un passage. L’heure est aux applaudissements. La foule s’amasse. Jean-Pierre Dionnet monté sur un tonneau, harangue l’équipage. Le fondateur de Métal Hurlant, capitaine de la flotte, vient adouber les jeunes matelots, transmettre son flambeau à une génération nouvelle, il agite l’étendard de la création. L’orateur est éloquent, il a de la bouteille, sa voix soulève les fronts « des futurs géants », qui bombent leur torse pour ne pas rouler par terre, et soufflent en l’air les vapeurs de l’alcool pour ne pas perdre un mot chanté par l’idole. Les bouches béates s’abreuvent des belles paroles et des barriques de rhum, que les dessineux en liesse percent en plein ventre.
Ils sont trop nombreux, tous ces artistes, et si ça continue je vais tomber dans les pommes. D’instinct je rampe, pour atteindre la cale. Je respire. A bout de souffle, je m’assois sur l’escalier qui descend vers le bar. L’air est confiné mais l’espace désert, et en quelques secondes, je vais mieux. J’ouvre la revue que j’ai dans la main, passe les images, arrive sur la nouvelle, quatre pages en une seule, paradoxalement, ça aère. Je plisse les yeux et je distingue la salle vide, avec au fond, un beau piano à queue. L’esprit se remet, la vue également, et en suivant le comptoir, j’aperçois mon héros.
Pierrick Starsky sourit les yeux en l’air, un coude sur le zinc, une main sur sa bière. Il est là pétillant, en pleine forme. Je cherche en vain les signes de la fatigue derrière le masque hilare. Aucune faiblesse, même les yeux rigolent et le bide insolent rebique en bombonne. Il a l’air détendu, il a passé un bel été, de bonnes vacances, il a piqué une tête et l’eau était bonne. (cf édito N°9) Au moins cette fois il a pu déléguer l’édito à l’harangueur d’en haut, même si le vieux bavard avait été trop long et qu’on avait coupé. Pierrick a raison de sourire, d’être fier, avec ses pirates de prestige, ses frères de la Côte. Les naufrageurs sombreront avant l’aube, à fond de cale, avec leurs idées, leurs mots, leurs dessins, cuvant en chœur de joyeux camarades. Au matin, Pierrick relèvera la barre, le gouvernail du bateau ivre, et commandera à cette une armée d’ivrognes de faire l’amour et des spaghettis. Ils rendront alors la copie sans se faire prier, sans se plaindre. ( N°2 Deadline de Jean-Marc Royon)
Je ne sais pas depuis combien de temps je suis assise, sur cette marche, comme une gentille groupie avec ma revue dans la main. Pierrick m’a vue, il me reconnaît, depuis dix numéros, c’est pas la première fois que je viens. Bourdic en face de lui a fondu sur le zinc. Il écrit dans huit numéros sur les dix, il fait partie des meubles, comme on dit. Je doute qu’il se souvienne. Un soir, il m’avait sciée avec son concept d’épluche mémoire et m’avait donnée envie de lire son roman.
– Comment ça va ? je te sers quelque chose, proposa Pierrick.
– Mets moi une bière.
Il se retourne pour me servir, je pose la revue sur le comptoir, mes mains s’agrippent sur le bord. Je fixe la couverture du numéro, il y a des cafards. Je me lance, en montant sur un siège. Mes coudes prennent la place de mes mains dans un curieux langage du corps qui se veut sinon sensuel, au moins engageant.
– Alors pour les dix numéros, t’as réussi à réunir tout le monde ?
– Beaucoup de monde, mais pas tout le monde.
L’attaque était creuse, la réponse équilibrée. J’avais introduit la conversation sur une banalité. Comme je ne sais pas y faire, je me refugie dans les phrases toutes faites. J’en suis navrée mais j’allais pas lui dire. « C’est formidable, j’adore AAARG !, Continuez comme ça, c’est bien, vous êtes mes héros ! » Je finirais sans doute comme ça après quelques verres et parce que je le pense. Mais en préambule, il faut du subtil, de l’inattendu, faire preuve d’humour, d’astuce ou de séduction. Une accroche pour réchauffer la gêne et éperonner la conversation. L’entrée en matière n’avait servi à rien. On n’entendait plus que le brouhaha flottant qui venait d’en haut et résonnait comme de la grêle sur un toit en tôle. Je repensais à cette nouvelle sur la vengeance de cette sourde qu’on a guérie pour qu’elle souffre du vacarme, alors que la bienheureuse, jouissait sereinement du privilège du silence. (AAARG n°5 Le gazouillis des oiseaux de Maya Miquel Garcia)
– Maya viendra-t-elle ?
– Maya qui ?
– Tu sais Maya Miquel Garcia, c’est la seule femme qui a écrit une nouvelle dans AAARG, depuis le 5 ème numéro, on n’a jamais revu sa signature.
Voilà, c’est sorti fielleusement, sans finesse. J’avais bien l’intention de lui en parler, en passant, sur un détail, pas comme ça, les pieds dans le plat, peut-être que si j’avais gardé les mains, au lieu des coudes, j’aurais pas osé. Pierrick me répondit tranquillement.
– Ah bah non Maya, elle est pas là.
Le dialogue ne démarrait pas. Il faudrait que j’enchaine. Sur le moment, les mots glissaient, dans la contenance de ma bière, celle que Pierrick venait de me décapsuler en attente d’arguments. Faudrait assumer, après une sortie aussi ostentatoire, faudrait justifier cette attaque sournoise. Je suis bouleversée. Pierrick, c’est mon héros, anti-macho, anti-facho. Alors commencer en lui crachant à la gueule un sarcasme féministe injustifié, répondre par la hargne et l’impolitesse à l’invitation d’une bière. Je rougis, j’ai honte et ne sais plus trop où me mettre. Après tout, il fallait bien lui dire, sur les 34 nouvelles de ces dix numéros, une seule est écrite par une femme. Après tout, il fallait bien lui dire que sur les dix numéros, il y avait en tout treize auteurs, une seule était une femme. Pierrick lorgne Bourdic d’un air complice, ils attendent la bande, la troupe de la série noire, les écrivains qui vont faire défiler devant moi un carnaval d’horreur, de terreur et de mort, des tableaux sur la laideur et l’absurdité du monde, des enterrements, des règlements de compte, des meurtres, des vengeances, des accidents cruels, des suicides et même du cannibalisme. Je baisse les yeux, Pierrick est juste, il publie ce qui est bon et il publie surtout selon ce qu’on envoie. Moi la femme rebelle, je n’ai jamais envoyé de nouvelle. Je me dis qu’avant d’avoir une grande gueule, il faut avoir quelque chose à dire.
Bourdic m’observe depuis un bon moment, goguenard. Je me radoucis. Dans ce dixième numéro, il a écrit ma nouvelle préférée, une déclaration d’amour émouvante à se mettre à genoux. (n°10 Toute une nuit à genoux d’Olivier Bourdic) Je suis digne et je reste à ma place. Moi aussi je l’observe en sirotant ma bière. Bourdic c’est le plus léger, le plus marrant. A cet instant, il en cherche sûrement une bonne à sortir, pour détendre l’atmosphère. C’est un poète à la Queneau, il aime les sonorités et le surréalisme des situations, entre Djian et Vian, comme il dit dans son texte. (N°7 Pages blanches et fumées noires )
Vlan ! Boum Badaboum ! Patatras. C’est Joblard qui s’est éclaté par terre en ratant une marche. Faut dire qu’elles sont raides les marches, mais pas autant que Joblard, qui en tient déjà une couche. L’écrivain gisant tourne la tête pour insulter quelqu’un.
– Eddie tu fais chier!
Je ne comprends pas, il n’y a personne à part nous. Pierrick et Olivier se remettent à discuter, à peine surpris de l’entrée de leur collègue que je décide d’aider à se relever. Même dans une pose de têtard échoué , ça reste Jean-Marc Royon et Joblard est une star. ( Deux romans publiés : T’es le meilleur, L’hygiène de la Vermine). Surtout Jean-Marc c’est un mec bien, un politique, un qui sait appuyer où ça fait mal, sa derrière nouvelle « on a voté », dans laquelle il imagine la victoire de la « Grande », Marine Lepen, remettrait les idées en place à ceux qu’elle fait rêver. Quand il écrit ce grand couillon, fan de San Antonio, avec son petit goût salé et ses relents de jaja, ça vous bouleverse le cœur. Allez, Jean-Marc, ça va aller ! Il a repris ses esprits, il me regarde, avec un sourire cassé. J’oblique.
– Tu parlais à qui ?
– A Eddie Paggetto, tu connais pas ?
Bien sûr que je connais Eddie Paggetto. Eddie Paggetto, le talent comme il dit « c’est inné on le voit pas venir, on l’entend pas feuler mais il est là à marquer son territoire en permanence. » Paggetto, un style à vous donner des nuits blanches, à astiquer ses lignes de plaisirs solitaires jusqu’à l’épuisement. Eddie Paggetto, comme Rimbaud, est nimbé de mystère. Tour à tour clochard, poète et aventurier, il est mort en mer en 2011, à 29 ans. Si je ne connais pas Eddie Paggetto ! Au contraire ! Mais je bafouille, la bouche ouverte. Jean-Marc a déjà rejoint le comptoir, j’engage.
– Un petit jaune pour Jean-Marc et un autre pour Eddie, on trinque à la santé du fantôme!
– Bonne idée, reprend Jean-Marc qui installe les deux verres en face de lui.
Au moment où les verres se lèvent, un nouveau arrive. Il est calme, trop calme, dans cette ambiance de fête, le visage impassible, il salue ses compagnons puis se présente à moi.
– Mark Kerjean
Je frémis. Cette fois je bégaye et ils vont finir par se demander si j’ai pas un souci.
Je fais quelques pas en arrière furtivement. Derrière moi le piano brille, il est beau et grand ouvert. Inconsciemment j’écarte les bras comme pour défendre l’instrument de ce pervers. Avec Mark Kerjean, je me méfie. Dans un coup de folie, il vous dézinguerait le beau piano pour le plaisir de voir ses entrailles s’entortiller sur elles-mêmes. (cf Ne tirez pas sur le mécano, de Mark Kerjean n°5). Les yeux tous ronds de Mark Kerjean s’écarquillent à mesure que j’étends mes bras, dans une figure d’oiseau qui s’envole. Je tremble comme devant le chauffagiste de sa dernière nouvelle (Caput Mortuum, n°10). Mark ne bouge pas, il a l’air gentil, et moi j’ai l’air un peu débile, crucifiée devant le piano. Heureusement l’attention se détourne à l’arrivée de Serguei Dounovetz, un autre agent du comptoir, le concierge du quartier, qui commence l’inventaire de faits divers (Le Petit commerce n°1, l’imposteur n°5). Il a une belle dent contre l’éducation nationale, (N°7 il joue du piano avec le doigt des autres) Pour ça, il m’est sympathique avec ses contes de l’ordinaire. Il a de la gouaille, surtout, ils en ont tous ici. Les tournées s’enchaînent. Maintenant qu’on est quatre, ou cinq ou six, je ne sais plus bien et j’ai moins besoin de dire. Pierrick me nargue. Je l’ai sans doute un peu agacé avec mon histoire sur Maya, mais c’est vrai que la revue manque de femmes. Au comptoir maintenant, ils sont tous là, Olivier Bourdaçarre parle d’un abattoir, ironise sur Béttencourt, Guillaume Guéraud rapporte une histoire de cambriolages, Abdel el Hafed Benotman (1) surenchérit dans l’horreur et le finlandais Christian Nabais accouche d’un carnage. Nicolas Cyrnéa qui revient du Japon, disserte sur les Hikikomoro, et nous déclamons ensemble le poème triste de Larry Fondation. Je finis par savourer la gueule de bois lumineuse de Pierre Berry. Mais à l’aube, sur le trottoir, je m’en voulais encore. Je ne leur avais pas dit que c’étaient des mecs formidables, qu’il fallait continuer, tenir bon. Que c’étaient des héros!
Lucie Servin
(1) Triste nouvelle que j’apprends après l’écriture de ce texte. Abdel el Hafed Benotman nous a quitté en janvier dernier, il avait 54 ans. (à lire ici)
Les nouvelles dans AAARG
- Olivier Bourdic : n°1 L’Enfer prend le bus, n°3 Nature morte avec un poisson rouge, n°4 Mon petit frère a peur l’hiver, n°5 Chanson de l’émeute populaire, n°7 Pages blanches et fumées noires, n°9 La vie s’appelle ma fille, n°10 Toute une nuit à genoux.
- Jean-Marc Royon : n°2 Deadline, n°3 Licencé, n°6 Nardine, n°8 Parabellum, n°9 Complainte de l’essui-glace, n°10 On a voté
Deux romans, Joblard t’es le meilleur et L’Hygiène de la vermine. - Eddie Paggetto : n°1 Un soir d’orage, n°2 l’homme qui voulut être roi, n°4 Sur les toits, n°5 Le vieux et le gosse, n° 6, Les érosions quotidiennes, n°9 La Couenne
- Mark Kerjean : n°3 Ne tirez pas sur le mécano, n°8 L’intersection, n°10 Caput Mortuum
- Serguei Dounovetz : n°1 Le petit commerce, n°5 L’imposteur, n°7 Il joue du piano avec le doigt des autres
- Olivier Bourdaçarre ; n°6 Le Matador, n°9 Le Bourreau de mes thunes
- Guillaume Guéraud, n°1 Porte à porte
- Abdel-el-hafed Benotman : n°2 Iceberg
- Maya Miquel Garcia, n°5 Le gazouillis des oiseaux
- Christian Nabais, n°6 Un métier de chien
- Nicolas Cyrnea, n°7 Tokyo 2047
- Larry Fondation, n°7 L’autre (en) Amérique
- Pierre Berry, n°9 Le vieil homme et la bière.