Antonio Altarriba : « Le regard le plus cruel est aussi le plus réel»
Vous livrez un double récit associant l’histoire de votre père et celle du siècle. Pourquoi avoir choisi, vous, écrivain, de traduire ce récit à la première personne dans un scénario de bande dessinée ?
Antonio Altarriba. Un pouvoir de la BD est de permettre une recréation très vivante des époques du passé. J’ai fait ma thèse sur la bande dessinée francophone et j’ai écrit mes premiers scénarios dans les années 1960, une rédaction éprouvante et libératrice. Elle représentait une écriture impérativement nécessaire pour m’expliquer le suicide de mon père, le connaître mieux et soulager le sentiment de culpabilité et la douleur. Dès lors, l’évidence de la première personne a constitué le moment décisif pour trouver la perspective narrative et a déterminé le choix de la bande dessinée. La BD rend possibles la mise en scène de la double dimension texte-image avec un monologue interne et la focalisation externe de l’image. Ce transfert père-fils que je fais dans le prologue est fondamental.
Le titre est paradoxal puisqu’il implique l’histoire d’un suicide avec un découpage qui reprend chronologiquement les quatre étages de la chute.
Antonio Altarriba. L’envol est la métaphore essentielle de ce livre. J’ai compris très rapidement que la vie de mon père se divise en quatre phases assez différenciées du point de vue temporel, géographique et psychologique, qui correspondent à son évolution personnelle et à celle de son entourage. J’ai intitulé ce livre, l’Art de voler, car finalement, même s’il est difficile de décoller dans ce monde, il faut essayer de le faire pour continuer à vivre. Notre mentalité judéo-chrétienne n’admet pas l’idée du suicide, considéré comme un geste lâche. J’ai eu de très longues conversations avec mon père. Le dépressif est un lucide tragique alors que nous essayons, pour survivre, de rendre la vie un peu plus belle. Tout en reconnaissant que le regard le plus cruel est aussi le regard le plus réel sur la vérité, j’ai dû me construire cette histoire pour dépasser un peu le deuil. Aujourd’hui, je rends hommage à sa mémoire et à celle de tous ces combattants. À la fin de ses jours, mon père répétait souvent : « Tout ça pour rien. »
Après le retour de votre père en Espagne, en 1949, la résignation n’est-elle pas finalement plus forte que le suicide ?
Antonio Altarriba. Dans les 200 feuillets qu’il a écrits, mon père s’arrête au moment de son retour en Espagne, le reste de sa vie ne l’intéressait pas. La lutte politique se termine avec la défaite complète en 1948. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le mouvement anarchiste espagnol avait confié aux Alliés le soin de continuer la guerre contre Franco. À la mort du dictateur, la démocratie a mis en place un régime capitaliste où l’argent devenait roi, et les façons d’agir de cette nouvelle société traduisent de profondes hypocrisies. Pour mon père, même si la démocratie représentait une amélioration, elle n’annonçait pas de profonds changements.
Vous jetez un regard critique autant sur la guerre civile espagnole que sur la Résistance en France…
Antonio Altarriba. L’initiative des brigades internationales n’était pas celle des États et l’Union soviétique fut le seul pays à s’engager officiellement. Après la victoire de Franco, les Espagnols qui fuyaient en France ont été mis dans des camps de concentration et exploités. Alors que bon nombre d’entre eux sont entrés dans la Résistance, il y a eu peu de reconnaissance. L’attitude de la France a nourri leur déception, même si certains Français ont agi différemment. À l’intérieur du mouvement anarchiste, mon père était le premier à émettre des critiques sur certains comportements. La pureté révolutionnaire se contamine facilement avec la possibilité d’un avancement, d’une meilleure rémunération ou de corruption. Ces contradictions sont le propre de la condition humaine face à l’idéologie.
Entretien réalisé par Lucie Servin, publié dans l’Humanité du 26 janvier 2012
La BD espagnole
L’Art de voler a reçu de nombreux prix en Espagne dont le prestigieux premio nacional de comic. Kim et Antonio Altarriba seront présents avec de nombreux auteurs espagnols dans l’exposition « Tebeos », sur l’histoire de la BD espagnole héritière du grand élan culturel de la Movida depuis la fin de la dictature.
(Espace Franquin, salle Iribe de 10 heures à 19 heures.)