La BD, Un art total en dépression
©Image titre Tom Gauld
Y aurait-il quelque chose de pourri au royaume de la bande dessinée ? Alors que le grand orchestre des auteurs est en ordre de bataille pour défendre leurs droits et leur statut, les artistes les plus célèbres chantent les sanglots longs de l’automne.
Cyril Pedrosa- Le 22 novembre 2017
Je fais de la bande dessinée depuis 20 ans, et depuis 7 ou 8 ans j’ai la chance de pouvoir vivre très confortablement de mon travail. Mais ma situation est une exception au sein de la « grande famille des auteurs ». Pour rappel, quelques chiffres tirés de l’étude menée par les Etats généraux de la Bande dessinée : 53% des auteurs de bande dessinée gagnent moins de l’équivalent du SMIC, 36% sont sous le seuil de pauvreté, 55% travaillent le week-end, trois fois par mois ou plus… En vérité, les auteurs sont épuisés. Ni plus ni moins sans doute que beaucoup de travailleurs en souffrance dans ce pays, mais tout autant. Ils ne forment pas une petite caste de privilégiés. Ils travaillent, beaucoup, énormément, et pour la plupart gagnent peu. La réforme de la CSG risque de faire baisser leurs revenus de 2%. Pour un auteur dont les revenus approchent le SMIC, cela représente l’équivalent de quatre jours de travail. La ministre de la culture s’est engagée à ce qu’une compensation de cette augmentation de la CSG soit mise en place pour les auteurs. Je soutiens la mobilisation et les actions des auteurs pour faire en sorte que cet engagement soit tenu. C’est dans ce contexte qu’un appel spontané à la grève des festivals a été lancé. Je soutiens aussi cette action car le malaise est profond. Même si demain, ou dans quelques mois, cette réforme de la CSG n’affecte plus les auteurs comme on peut le souhaiter, leurs problèmes ne seront pas pour autant résolus. Ils subiront toujours un régime de retraite dont le système de cotisations les met en péril, même si les syndicats d’auteurs ont pu obtenir que le pire soit évité pour certains. Et ils continueront à voir leurs droits d’auteurs inexorablement baisser. Dans le cas de la bande dessinée, il est fréquent désormais de se voir proposer 7000 euros, parfois moins, pour accomplir une œuvre qui nécessite un an de travail à temps plein… Le marché du livre, son économie, se sont construits sur cette précarité. C’est un étrange équilibre, où les créations n’ont sans doute jamais été aussi vivantes, variées, enthousiasmantes, et les auteurs aussi pauvres dans leur majorité. Si acteurs dominants de ce modèle n’envisagent pas un seul instant de le remettre en question, les auteurs n’ont donc pas d’autre choix que d’essayer de les y contraindre. Faire la grève des festivals est peut-être un des moyens pour faire bouger les lignes. Il n’est bien sûr pas le seul. Nos représentants professionnels, syndicats et associations fournissent un travail immense pour faire bouger les lignes. Chacun se mobilise comme il le peut, comme il le veut, mais quelle que soient leur nature, ces mobilisations sont nécessaires. Les auteurs veulent qu’enfin une réflexion de fond soit menée pour penser leur statut, leur mode de rémunération et leur protection sociale. Ce n’est pas un caprice, c’est une urgence.
Manu Larcenet : le 11 novembre 2017
À la fois une grande fierté, et une grande tristesse. Fierté parce que je viens de lire l’intégrale BLAST et que je suis rassuré : l’histoire marche encore, elle est solide et l’étude du personnage central est réussie. Je ne me suis pas foutu de la gueule des lecteurs. Ni de celle de l’éditeur. J’ai fait au mieux. J’en ai raté plus souvent qu’à mon tour, des bouquins, mais celui-ci, curieusement, non. Pourtant, c’était le plus complexe. Il tient encore la route. Voire plus, très immodestement. Je ne sais pourquoi. Et tristesse parce qu’aujourd’hui, je serais bien incapable de faire mieux. Je ferai peut être d’autres trucs, mais plus aussi ambitieux que BLAST. Je déteste le milieu de la bande dessinée, je n’y ai jamais trouvé ma place. J’ai fait, depuis 1994, le tour de tous les éditeurs grand public, et je suis parti de partout. Ou je me suis fait virer, pour l’un d’entre eux!! Je n’ai plus d’envies, plus de projets. Après tant d’années à travailler dans ce milieu, refusant obstinément toute incursion dans d’autres domaines artistiques pour tenter, un jour, d’être respecté dans le microcosme, c’est un échec. Que dalle! Le systématique chieur de service pour les uns, le voleur pour les autres, l’escroc pour le reste. Même le peu de copains que j’ai dans ce métier ne me lisent pas. Heureusement que vous fûtes là, chers lecteurs ! Je garde cependant un attachement viscéral à ce médium. Il n’y a rien de mieux que de faire de la bande dessinée. Vraiment. C’est un art total, pour peu qu’on s’y intéresse assidûment. Mais il faut être solide, accepter d’être pris pour un enfant capricieux en permanence, accepter le mépris des vrais écrivains et des vrais peintres, des éditeurs, des médias, des politiques, des philosophes, des « collègues », accepter d’être à la fois le tout premier maillon de la chaîne, et le moins considéré. J’aurais cru que je m’endurcirais avec le temps. C’est le contraire. J’ai fait au mieux, au plus près de ce que je pensais être la ligne de conduite d’un artiste. Mais, dans la grande famille de la bande dessinée, on préfère toujours les fournisseurs.
Crumb, propos rapportés par Stéphane Beaujean : le 1er octobre 2017
« Depuis 2-3 ans, je ne dessine quasiment plus. Le dessin est sorti de ma vie. Jusque là, je ne pouvais pas m’empêcher de dessiner tous les jours, comme un maniaque. Mais c’est passé.
– C’est parce que tu as des petits enfants ?
Non. L’argent, le système, l’avarice… ont fini par détruire mon désir. Je n’ai plus envie. Ce midi, encore, je déjeunais avec une personne qui gère des produits dérivés. Je dessinais sur un bout de table et il m’a demandé : « je peux le prendre ? » J’allais pas lui dire non et donc j’ai répondu (et là son visage change pour exprimer la résignation) « Ouais, bien sur, prend le. ». C’est ça, en fait : le geste du dessin a été corrompu. »
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Les milieux artistiques et culturels fonctionnent en vase clos. Quand la déprime gagne, le meilleur remède est encore de s’y complaire en partageant son désespoir. C’est pourquoi pour remonter le moral de tous les forçats de la création j’ai concocté une petite sélection d’œuvres sorties récemment autour du thème du processus créatif qui ne manquent pas de fouiller les idées noires en explorant ce microcosme maudit et infernal. Un peu d’introspection pour sonder les coulisses de l’art et amorcer une thérapie salutaire, comme un appel d’air qui recentre sur les fondamentaux du pourquoi du comment on est là (toi l’auteur, moi la lectrice-journaliste). Larcenet nous a laissé un indice « la bande dessinée est un art total ». Marcel Gauchet, le rédacteur en chef de la revue le Débat, quand je l’interrogeais sur la question de la légitimité de la BD précisait cette idée « Comme le roman au XIXème siècle, elle a cette capacité à combiner des éléments extraordinairement éloignés : l’image et l’écrit, les grands genres et le familier, le noble et l’ignoble. Trouver des points de convergence entre des univers très différents, c’est le principe même de notre modernité ». Moderne, la bande dessinée est aussi radicalement individualiste, des planches comme des grilles qui emprisonnent des egos, des revendications de styles, qui se cooptent ou s’entrechoquent, s’influencent ou se rejettent et si quelques uns s’affirment, tous se reconnaissent une famille au côté d’un ancêtre vénéré, d’un beauf et d’un cousin crétin.
Une toute dernière fois
Vanité des vanités, tout est vanité
Ecclésiaste
Vanité, Etienne Lécroart, ed l’Association, 32 pages, 10 €
Souviens-toi que tu vas mourir… Membre actif de l’OuBaPo (depuis 1993) et de l’Oulipo (depuis 2012), quand il ne fait pas de la sociologie avec les Pinçon-Charlot, Etienne Lécroart se livre à l’exercice de style et joue à l’expérimentation narrative en bande dessinée. De la forme à la formule, il jongle pour fabriquer des casse-têtes de texte et d’image, de palindromes en sonnets, de contes en décomptes, d’exigence littéraire en contrainte mathématique. Vanité, son nouveau petit carnet, couverture noire et pages cousues au format moleskine, s’attaque cette fois à la métaphore artistique du temps qui passe, la prise de conscience de la fugacité de l’instant qu’accompagne la certitude de la mort. Un petit objet rythmé dans une litanie de cases légères en Memento mori, déclinée sur l’anaphore d’Une dernière fois. Contre cette injonction tragique, Lécroart tire la carte de la boucle absurde, en apostrophant son lecteur de deux citations. La première de Pierre Jean Jouve, « la vie est admirable la vie est admirable elle est vaine ». La deuxième de Ian Monk : « On te trompe la vie est belle, hideusement belle ». Une exergue pour dérouler un poème dans une mise en scène en bichromie sépia, une comptine graphique et fumeuse de petits riens, pour dire en toute simplicité l’insignifiance pourtant essentielle des moments auxquels il rend grâce, « la dernière fois que je nagerai nu, la dernière fois que je saucerai un plat». Comme une liste à la Prévert, marquée d’une candeur attendrissante presqu’enfantine pour dire la futilité des petits plaisirs de l’existence dans un rythme monotone de cases qui se rassemblent, toutes reproduites et épinglées en dernière page, pour former la transparence d’un crane. Carpe diem !
- Découvrir l’univers délirant et poétique à découvrir sur le site internet de l’auteur : http://e.lecroart.free.fr/
Légitime légitimité
« Il faut mieux que tu comprennes que dans le milieu de la bédé, personne ne s’intéresse à la bédé »
Scott McCrawd
L’Art du 9ème art, Emmanuel Reuzé, Fluide Glacial, 128 pages, 18,90 €
On l’aura compris, le neuvième art n’en finit plus d’être un Art en majuscule et de revendiquer sa légitimité. Dans l’Art du 9ème art, Emmanuel Reuzé enfonce les cases, en compilant ce recueil à partir de planches et de dessins parus à droite à gauche, dans certains de ses livres, ou dans les magazines comme Fluide Glacial ou Psikopat. Une tambouille classée en 18 chapitres, pour mieux pasticher les théoriciens vedettes du neuvième art, comme Bernard Duc qui publiait les deux tomes de L’Art de la BD au début des années 1980 et Scott Mac Cloud auteur de L’art invisible en 1993. Roi de la parodie, l’auteur de la Vraie vie de Didier Super imaginait déjà avec Hervé Fayol le site Ennemisdavant.com dans une compilation qui réunissait les faux blogs de Trotsky, Hitler, Pétain ou Gandhi. Un mauvais esprit et une virtuosité dans le détournement contaminent les pages de ce recueil très sérieusement présenté dans un format didactique, pour mieux singer les modèles, reprenant l’histoire depuis les origines de la bande dessinée pour finir en cours d’anatomie. Un sérieux toutefois rapidement perturbé par l’arrivée dans les premières pages, de Scott McCrawd, le cousin déglingos de Scott Mc Cloud, qui a décliné l’invitation de l’auteur à cause de l’exclusivité de son éditeur. Fatras loufoque entre rire potache et provocation, l’art du 9ème art, est l’occasion de piocher au petit bonheur des anecdotes absurdes, en respectant la règle de la théorie qui définit, classe et répertorie. Tout y passe pour mieux s’attaquer au complexe d’infériorité et aux prétentions mal placées en taclant les travers de tout un milieu ( auteur, éditeur, lecteur, critique…). De la tapisserie de Bagieu à l’anatomie de Gros dégueulasse, de bonnes leçons pour faire de la BD sans bosser ou connaître les recettes du succès. Un humour corrosif pour faire mousser les bulles.
Blutch, carnet de reprises
« La bande dessinée me laisse perplexe. Après trente ans de travaux publiés, je n’ai jamais réussi à me mettre d’accord sur son compte, à en dégager des lignes de force, à établir des conclusions durables, à asseoir une pensée, un style… et je suis bien obligé de le reconnaître au fond je n’y comprends rien. Nous lisons le dessin et regardons l’écrit… »
Blutch
Variation, Blutch, ed. Dargaud, 64 pas, 29,99€
Comme un album de reprises de rock ou de jazz, dans Variations, Blutch rejoue ses standards, en réinterprétant des passages de sa bédéthèque dans un très beau livre, en grand format, qui vient de paraître et dont les planches sont actuellement exposées jusqu’ 9 décembre à la Galerie-Mathon.
Il expliquait sa démarche pour la création de cet album d’esthète « Je pratique le recopiage depuis mon enfance la plus lointaine. Je redessinais ou décalquais les cases des BD que j’aimais bien, c’est un geste naturel pour moi. Ce travail n’est donc pas ce qu’on appelle un hommage. C’est l’acte gratuit, une envie pure de dessiner, presque enfantine donc. Pour composer « Variations », j’ai choisi 30 livres, j’ai toutefois limité ma sélection aux auteurs européens (français, belges et italiens). Pellos est le plus vieux, Goossens le plus jeune. Le choix reste totalement subjectif, ce sont des auteurs chez qui j’ai trouvé un terreau favorable pour faire pousser mes propres fleurs. Il y a des dessinateurs que j’admire qui n’y figurent pas, ce travail n’a rien d’encyclopédique. « Variations » est mon album de reprises. J’imite là le musicien de jazz qui reprend un standard. J’ai travaillé sur du A3, format qui correspond à la taille de l’album (30×40 cm), ce qui me permet dans certaines planches de comprimer jusqu’à 3 ou 4 pages en une seule. »
Dans un bel article titré « Art mineur de fond » qui sert de préface à ce recueil insolite, Blutch revient également sur sa pratique, se réduisant lui-même en « aligneur de cases » qui se livre à l’exercice de copiste formel, « comme un prolongement des jeux de l’enfance et des joies de la lecture » et peut-être aussi en adoptant le trait des autres, pour s’empêcher de tourner en rond. Trente planches pour « retrouver la joie du dessin, puérile et intouchée » une reprise de standards « qui n’a rien d’un mausolée ». « Trente fragments de fresque tombés du mur, que j’aurais ramassés et collés dans un cahier, se présentent au lecteur, allusifs et énigmatiques ». Des morceaux rejoués par la main d’un maître qui nous donne à écouter ses classiques, ses influences, allant des Pieds Nickelés à Tardi, de Barbarella à Astérix, en passant par Fred, Bretécher et Franquin, Achille Talon, Gotlib, Druillet, Manara, Pétillon et Goossens sans oublier côté western Jijé, Giraud, et Lucky Luke. Cette anthologie personnelle et incomplète passionnera les fondus de 9ème art, à la manière d’une bédéthèque idéale.
Chantier d’égoarchéologie
« Krollebitches : du dialecte bruxellois crolle (boucle) et du néerlandais beetje (un peu). Popularisé (et peut-être inventé) par Franquin, ce mot désigne l’ensemble des signes graphiques caractéristiques de la bande dessinée : traits de vitesse, gouttes de sueur, spirales d’étourdissement ou de folie, etc. Ces signes particuliers constituent une des caractéristiques essentielles du langage de la bande dessinée. »
«(A propos de Gaston) D’emblée, Il y a là un renversement fondamental des valeurs dont je vais tout simplement, patiemment, mais définitivement faire ma culture « .
Menu
Krollebitches, souvenirs même pas en bande dessinée, Jean-Christophe Menu, ed. Les Impressions nouvelles, 176 p., 17 €.
Cofondateur de l’Association, pionnier en France de l’autobiographie en bande dessinée au début des années 1990 avec notamment son Livret de Phamille , JC Menu a entrepris son égoarchéologie, à la recherche de la formation de sa culture bédéphile comme il l’avait fait pour la musique dans les planches compilées en recueils (Lockgroove Comix, Chroquettes) sauf que cette fois il raconte ses souvenirs « même pas en bandes dessinée », en ponctuant sa prose de petits croquis, en référence aux « krollebitches » pour couper le texte en chapitres. « Krollebitches », en hommage à Franquin, qui a fait naître en lui le goût du livre et le désir d’auteur et d’éditeur. Car l’un ne va pas sans l’autre chez Menu. Déjà tout petit, il était atteint de cette collectionnite aigüe. Sa boulimie insatiable l’amenait à compiler les reliures du Journal de Spirou, à archiver et à classer ses propres œuvres, les aventures de Lapot, un personnage qui inspirerait plus tard le Lapinot de Trondheim. Comme un grand plongeon dans le passé, à l’heure où tout se jouait, l’artiste part à la recherche de son premier souvenir pour mieux comprendre comment il en est arrivé là. Sur le ton de la confidence, le style donne la saveur d’un livre où défilent les propos péremptoires, et qui se dévore avec l’impression d’écouter un bon copain. La confession personnelle n’approfondit toutefois jamais l’intime, laissant de côté les sentiments et témoignant pour l’anecdote utile de ses camarades, entre l’affreux voisin Patrick qui lui volait ses albums, et Polo son alter ego du lycée, futur chanteur du groupe de musique punk Les Satellites avec qui il éditait son premier fanzine Lynx à tif. Menu est né en 1964. Fils unique, issu de la classe moyenne de la banlieue friquée de l’ouest parisien, il a été élevé entre Chaville et Versailles et a souffert à l’école, dans des établissements peu touchés par les réformes de 1968. Menu gamin, dans sa chambre en formica orange se protège en dessinant pour ne pas devenir la tête de turc dans la cour de récré. Avec humour et auto-tendresse, l’auteur s’en tient à la sociologie factuelle pour se concentrer sur la naissance d’une vocation. En passionné, il remonte l’arbre généalogique de ses auteurs préférés ( Franquin, Macherot, Tillieux, Gotlib, Moebius, Crumb…), une admiration qui va parfois jusqu’à la déclaration d’amour. Il y a la matière et l’antimatière, comme ce numéro de Phénix avec Druillet et Reiser, avec qui il a entretenu une relation secrète, en cachette dans la buanderie de la maison de Dinard. Il y a l’épisode du Trombone illustré, par Franquin et Yvan Delporte, ancien rédacteur en chef dans le Journal de Spirou, une leçon de pirate qui inoculait en lui le germe de la rébellion et l’attraction des idées noires. Autant de clés pour comprendre la construction d’une culture et la genèse d’une esthétique. Il y a ainsi cet épisode fondateur intitulé « le Petit Chaperon rouge » en référence à une expérience de Jean d’Ache, qui propose sept versions pour illustrer le conte, en une planche inspirée de sept styles de peintres différents. (P136) « Ce petit chef-d’œuvre de jean Ache est évidemment la première bande dessinée oubapienne par anticipation que je vois, ne réalisant pas vraiment la Potentialité de la chose, mais me procurant une accélération de neurones assez notable. On peut s’amuser à faire une bande dessinée en imitant d’autres styles, sans s’embêter à inventer une histoire et décliner l’astuce à l’infini ? Ok c’est noté ! » écrit l’artiste, approfondissant le jeu sur le médium qui deviendra sa marque de fabrique, et qui renvoie à l’hommage rendu juste avant à Giraud-Moebius avec La Déviation, et à Fred avec ses Cases tout risque. Et Menu de conclure : « Deux expériences sur le langage en bande dessinée lui-même, présentées sous la forme de voyage, de quête, d’interrogation sur tout le pourquoi du comment, bref exactement ce qui commence à m’obséder. » Ne plus chercher de finalité à l’histoire, une idée fondatrice et surréaliste, une actualité dada, à appliquer à la BD comme un art de la répétion, de la variation, un art qui rejoint Blutch et sa réimprovisation sur un même standard, à l’image de ces lovegroove qui fascinent l’auteur à la fin des disques vinyles. Le symbole de l’infini enlace le passionné comme le lasso du cowboy aux tripes de Gotlib. La boucle est bouclée.
Fête du Strips
Pour devenir incollable sur l’histoire du graphisme
« Chaque affiche est une expérience nouvelle à tenter ou plutôt une nouvelle bataille à livrer, à gagner. Le succès n’attend pas celui qui cajole doucereusement les badauds. Le succès est à celui qui conquiert le public « à la hussarde » où plutôt pardonnez moi ce terme soldatesque, qui le viole »,
Cassandre
Une approche décontractée de l’histoire du graphisme, de Yassine et Bletner, ed. Le Monte-en-l’air, 88 pages, 10€
De l’art de réussir à pointer l’essentiel avec légèreté en quatre cases. Yassine et Bletner retrace très sérieusement l’histoire du graphisme depuis la naissance de l’imprimerie et les premières typos à travers les des principaux courants du XXème siècle. Les deux compères, auteurs par ailleurs de Monsieur strip, inventent pour chaque anecdote un style adapté et des couleurs qui répondent à la citation placée en vis-à-vis dans la mise en page. Ces strips ludiques un peu couillons mais authentiquement vrais, ont été publiés à l’origine dans les pages de Libé. Un passage en revue décontractée pour révéler les étapes clés ou pour rappeler des outils importants, comme la définition d’un pixel et le rôle d’un pangramme. Un carnet de colles insolites pour incollable qui rend hommage à tous les illustres graphistes que nous côtoyons au quotidien sans les connaître.
Recettes pour bibliomanes
En cuisine avec Kafka, Tom Gauld, ed. 2024. 160 pages 14.22 euros
Publiés dans les pages dominicales du Guardian, dans le New York Times et le New Yorker, les strips littéraires de l’écossais Tom Gauld ont le don de frapper juste dans la corde sensible de tous les bibliophiles modernes pour épingler les tocs de lecture et les recettes scénaristiques. Les éditions 2024 avaient déjà publié un premier recueil avec Vous êtes tous jaloux de mon jetpack, en 2014. En cuisine avec Kafka compile des strips tout aussi désopilants, des cases dont vous êtes le héros, où les livres prennent la parole pour dévoiler tous les trucs narratifs, en mille et une facéties, de panneaux de signalisation en calembours, mêlant abréviations geek, langage lol, standard héroïc fantasy et code classique. Un style minimaliste saupoudré d’humour noir et de tendresse surréaliste, gentiment moqueur et brillamment décalé pour pointer les contradictions et les tics littéraires bien rodés. De James Bond à Madame Bovary, de Jane Austen à la science-fiction, de l’héroïc fantasy aux narrations les plus expérimentales, Tom Gauld jongle avec tous les schémas, épinglant sur son comptoir les protagonistes, les personnages, l’auteur et son lecteur, le libraire et la critique. Il émane de ce livre comme la quintessence de l’érudition livresque doublée d’un manuel pour ne pas trop se prendre au sérieux. Une cure indispensable pour tous les amoureux ou les boulimiques des livres papier ou numérique !
Une remise en forme idéelle
La forme des idées, Grand Snider, ed. Dargaud, 144 pages, 17,95€
Pour donner forme à une idée et y voir plus clair, il faut commencer par la prendre au pied de la lettre, la dessiner, l’habiller, l’étirer, la dérouler. C’est toute la formule appliquée par Grant Snider, qui dans ce recueil compile ses strips en planches de poésie et de jeux d’esprit. Une gymnastique sensible et intelligente pour faire travailler l’imagination, comme un livre de remise en forme, qui dissèque et explore de A à Z le processus créatif, pour trouver l’étincelle et faire jaillir le sens ou le non-sens. De l’inspiration à la démotivation, classé en chapitre, énumérant les grandes envolées lyriques, et les grandes frustrations, cet abécédaire idéel au potentiel infini, recense petites, moyennes et grandes idées, prises dans tous les sens et traitées dans tous les genres, dans un style minimaliste aux couleurs douces.
La voie de la clochardisation
Fante Bukowski, vol.2, Un poète américain, Noah Van Sciver, ed. L’Employé du moi, 176 pages, 17€
Les albums Fante Bukowski de Noah Van Sciver dont le tome 2 vient de sortir peuvent s’inscrire dans cette série de strips littéraires. Si une trame narrative sert un scénario complet, l’auteur procède dans une succession de planches en damier 6 cases qui fonctionnent comme des strips, juxtaposant les épisodes autour d’une citation d’écrivain célèbre. Une mise en scène grinçante des déboires de son écrivain raté dans un univers ultra référencé, en clins d’œil littéraire et underground, avec un style qui rappelle l’esprit de Mr Natural de Crumb et les Freak brothers de Gilbert Shelton. Anti héros par excellence, looser hybride Fante Bukowski cumule tous les travers de Fante et de Bukowski, le talent en moins. Alors que le premier tome consacrait les premiers échecs d’un publication manquée, il est question ici de poésie. Arrogant, aigri et imbu de lui-même, en voie de clochardisation, Fante Bukowski reste persuadé d’être un géni. Lâché même par ses parents , il considère le parcours de sa déchéance comme le chemin du succès. Trash et féroce, ce portrait archétype de la décrépitude fait office d’épouvantail pour conjurer la dégringolade qui guette avec la dépression littéraire.
Lucie Servin
• Pour conclure dans un registre plus sérieux, il faut écouter le cycle des dix conférences données par Benoît Peteers « Pour une histoire de la bande dessinée », au Musée des Arts et métiers à Paris. Enregistré et diffusé sur YouTube, ce cycle fait suite à la série de conférences de l’an dernier sur l’histoire de l’image. Benoît Peteers, à qui l’on doit avec son acolyte de toujours, François Schuitten, les Cités obscures (qui paraissent en cette fin d’année rééditées en intégrale ) et plus récemment Revoir Paris, a l’art de mettre son érudition au service de tous, dans une démarche qui consiste à partager son savoir en proposant une vision enrichie par le style de l’écrivain et la culture du philosophe.
-> La prochaine se déroulera le jeudi 14 décembre 2017, de 18h30 à 20h et s’intitule, Le moment belge, de Hergé à Yves Chaland. Plus de renseignements sur le site du musée :
http://www.arts-et-metiers.net/musee/pour-une-histoire-de-la-bande-dessinee
• En complément, l’internaute ne manquera pas de visiter le site, http://www.topfferiana.fr qui recense plein de merveilles oubliées.
• A saluer aussi le travail des éditions 2024 qui, après avoir réédité les histoires en BD de Gustave Doré, viennent de publier avec la BNF, Dans l’infini, un magnifique recueil des premières œuvres de G.Ri alias Victor Mousselet (1853-1940), dessinateur complètement oublié, pionnier de la science-fiction.