Clarke et ses idées noires
Dans Réalités Obliques, le dessinateur de Mélusine explore l’autre côté du miroir, les ombres l’emportent sur la lumière, avant d’être dévorées à leur tour par le néant, en noir ou blanc.
« La réalité, c’est ce qui refuse de disparaître quand on cesse d’y croire », introduit Philip K. Dick. Clarke fait son expérience à partir de cette soustraction fondamentale. A partir de la réalité qui reste quand on regarde le réel en face, il oblique et imagine son fantastique dans un recueil d’angoisse. Réalités Obliques, vingt cinq historiettes, autant de tours ironiques, de fables absurdes, de délires cauchemardesques et philosophiques qui heurtent la réalité des certitudes, trop lumineuses, finies et déterminées. Robert Musil disait « s’il y a un sens du réel, il doit y avoir aussi un sens du possible ». On peut ainsi lire Réalités obliques comme le pendant contraire de l’album Les Etiquettes, publié chez Glénat, l’an dernier, où l’auteur se livre en tranches de vie autobiographiques et met en scène son intimité quotidienne. Dans la forme, les livres se ressemblent, le même format carré, le même découpage en épisodes, même si dans Réalités Obliques, la structure se rigidifie davantage, au rythme précis de récits en quatre planches de quatre cases chaque. Le blanc éclaboussait Les Etiquettes, comme si les contours suffisaient sur la page blanche du réel. A l’inverse dans Réalités Obliques, c’est le noir qui révèle, les masses sombres qui modèlent, l’imaginaire qui submerge. Deux albums en recto et en verso, miroirs en inversé de la réalité, du noir et du blanc.
A 50 ans, Clarke a derrière lui une longue carrière dans la bande dessinée. Expert en dessin d’humour, on retrouve dans son trait la tradition du Journal de Spirou, le savoir faire du gag avec l’art de la chute et de la mise en tension. Prolifique, l’artiste de Mélusine a su élargir son dessin à d’autres histoires, évoluant dans le réalisme, écrivant ses propres scénarios qui donnent à voir une facette sombre de son talent. Dans ses œuvres personnelles, la bande dessinée sert de médium aux questionnements, une expression exacerbée dans les Réalités obliques. Cet album rappelle dans un autre style mais dans l’esprit, les idées noires de Franquin car le noir devient ici matière et sujet. L’obscurité est travaillée en consistance pour forger l’image de la certitude la plus terrifiante, celle du doute, que le dessin peut immédiatement faire surgir, quand les mots s’embrouillent en conjonctures sur l’angoisse existentielle et la condition humaine.
C’est Kierkegaard, Heidegger, Sartre ou Freud qu’on lit dans ces cases, le désir d’une vérité insaisissable, même perçue à travers les réalités obliques. Le dessin pose les paradoxes, injecte l’absurde dans le réel cartésien, à la manière d’Escher auquel le dessinateur rend hommage, « L’acceptation de la réalité est une tâche sans fin, et nul être humain ne parvient à se libérer complètement de la tension suscitée par la mise en relation de la réalité du dedans et celle du dehors. Il en résulte une transition qui va nous poursuivre tout au long de notre existence… L’art peut nous aider à faire cette transition en nous permettant d’imaginer des relations différentes entre ces deux niveaux de réalité, afin de nous maintenir en équilibre. » , indique le psychiatre Donald Winnicott en épigraphe. Le fin mot de ces histoires déséquilibrantes qui étalonnent en incertitudes la balance du réel.
Lucie Servin
Réalités Obliques, Clarke, 160 pages, 16,45 euros
-> Suggestion : En lisant Réalités Obliques, je pensais à Peur(s) du noir, le film d’animation réalisé par de nombreux dessinateurs, qui puisaient eux aussi dans cette matière angoissante.