Egon Schiele, les tortures du moi
La trajectoire fascinante tout en contrastes et en excès du peintre autrichien décryptée en bande dessinée par Xavier Coste, un jeune auteur qui signe ici un premier album très prometteur.
“On est dans le monde selon la manière dont on le voit”, écrivait le philosophe Hegel car l’existence de tout individu se résume somme toute à une seule chose : vivre et mourir, le titre choisi par le jeune dessinateur Xavier Coste pour sa biographie en bande dessinée d’Egon Schiele. Si l’artiste a profondément marqué l’histoire de l’art moderne à l’orée du XXème siècle, sa vie écourtée par l’épidémie de la grippe espagnole qui ravage l’Europe à la fin de la première guerre mondiale demeure méconnue. Ses souvenirs glanés dans ses lettres et quelques archives n’ont été compilés qu’après sa mort laissant planer le doute sur les détails de cet être hors norme, véritable météore de la peinture occidentale.
Dans cette “biographie romancée”, Xavier Coste signe un premier album d’une qualité graphique étonnante et d’une sensibilité qui colle au plus près d’un être à priori inaccessible. Dérangeante, scandaleuse et inimitable, l’œuvre d’Egon Schiele s’impose au regard. Une charge électrique et expressive d’émotions et de mal-être qui poursuit le spectateur même le plus indifférent. Immédiatement identifiable, le trait du peintre autrichien prend aux tripes au risque de donner la nausée. Ce génie précoce, influencé par Gustave Klimt est emporté a l’âge de 28 ans, il affirmait déjà à 20 ans avoir fait le tour de son maître. D’un égocentrisme démesuré, l’estime qu’il avait de lui-même esquisse le portrait d’un personnage qu’on admire mais qu’on ne saurait aimer.
L’histoire contée par Xavier Coste commence en 1910 alors que le jeune Schiele entre à l’académie des beaux arts de Vienne et rencontre Klimt qui devient son mentor, à la fois son protecteur et son rival. Cette relation paradoxale et ambiguë sert de base à la construction de l’identité du peintre et de son style né pour se démarquer de l’ombre trop envahissante du maître. De l’érotisme à la pornographie, les poses et les attitudes exacerbées de ces corps maltraités traduisent un exhibitionnisme qui au delà du simple voyeurisme creuse dans l’intimement inavouable. Choquante pour les canons esthétiques de l’époque, l’œuvre de Schiele s’impose au delà du sexe qui se plait à dépeindre, plongeant dans les tabous les plus profonds du désir et de la mort. Une mise à nue qu’il érige en signature. Un style forgé pour le scandale et le goût de la provocation qui lui vaudra un procès pour immoralité et détournement de mineur.
“Faire obstacle à l’artiste est un crime” écrivait Schiele. Le traumatisme de la prison exacerbe les ressentiments du peintre, admirateur de Van Gogh qui se voit déjà comme l’artiste maudit, et incompris. Pourtant Schiele n’a rien d’un révolutionnaire, cultivant l’élégance, peu concerné par son époque, il se nourrit de son intériorité et passe à côté des grandes problématiques du siècle comme la guerre, fustigeant surtout tout ce qui l’éloigne de sa peinture. Sa vie est à son image, celle d’un être et de son double, enfermé dans le mensonge initial d’un moi inaccessible et incontrôlable. Il collectionne les maîtresses, jonglant entre son égérie, Wally la modèle de Klimt et sa muse Edith qui deviendra sa femme avant de mourir enceinte de six mois, trois jours seulement avant lui. Dans cette première bande dessinée, Xavier Coste à seulement 23 ans, plonge dans cette intériorité tourmentée, avec un style qui rappelle celui du peintre. Schiele s’affirme par le dessin : un trait assuré, précis et épuré qui détache les êtres du décor livrant la vision torturée de ces corps décharnés.
L’artiste grave dans des perspectives inédites l’image malsaine d’une douleur expressionniste et enragée qu’il étale sans pudeur avec une puissance radicalement nombriliste. Mais Schiele le martyr se place au delà de la victime comme un pourfendeur de tabous et de convention. La quelque centaine d’autoportraits submergent jusqu’au malaise. Corps de pantins aux contorsions grimaçantes et à la maigreur indécente, l’artiste peint l’altérité introspective d’un être qui se complait dans la souffrance. Cette obsession, Xavier Coste la décrit d’un trait anguleux et tranchant dans des couleurs ocres qui traduisent l’ambiance de l’époque. Une transcription réussie de la palette du peintre dans un récit qui ne censure ni la perversion ni la débauche, entrainant dans un enthousiasme morbide une tempête de sentiments nés du désespoir et de la mélancolie.
Enfant éternel, marionnette de lui même, la vie éclair d’Egon Schiele redonne le sens à son œuvre écrite dans ces lignes tortueuses et tourmentées. Alors que le jeune dessinateur travaille actuellement sur la biographie de Arthur Rimbaud, un autre frère maudit, on retrouve dans Schiele ce narcissisme à la hauteur du génie dont Antonin Artaud expliquait “On ne peut accepter la Vie qu’à condition d’être grand, de se sentir à l’origine des phénomènes, tout au moins d’un certain nombre d’entre eux. Sans puissance d’expansion, sans une certaine domination sur les choses, la vie est indéfendable”
Egon Schiele, Vivre et mourir, Xavier Coste, Casterman, 62 pages, 18,00 €
Un article publié dans le numéro 23 du magazine BDSphère
Découvrez le dossier sur Egon Schiele du Monde des Arts
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