Enki Bilal « Proposer un espoir, c’est une façon de regarder un avenir nouveau »
Entretien avec Enki Bilal
Le réalisateur, dessinateur et scénariste s’est imposé comme une figure majeure du 9e art. Dans le deuxième volet de sa nouvelle trilogie, Julia et Roem (*), il explore la recomposition du monde après le coup de sang de la planète. Inspiré par la langue de Shakespeare, il revisite le drame de Roméo et Juliette en imaginant une fin optimiste…
Après Animal’z, ce deuxième volume en one-shot rompt avec vos cycles antérieurs qui avaient l’habitude de dérouler la vie des personnages. Comment fonctionne cette trilogie ?
Enki Bilal. En effet, il s’agit de one-shots, il n’y a donc pas de continuité : les humains ne sont pas les personnages principaux mais des vecteurs et des moteurs de l’histoire. Cette trilogie s’articule autour d’un couple primordial avec la planète, d’une part, la culture et la littérature, d’autre part. Je m’inspire du genre du western qui met l’homme face au nouveau monde. Le principe du western est de mettre en scène une tranche de vie d’un groupe de gens dans une période donnée. Dès lors, suivre les personnages devient presque anecdotique, les fins sont d’ailleurs identiques avec cette image du cow-boy qu’on abandonne à la vie ou à la mort et qui s’éloigne absorbé dans un paysage de fin de journée. Les hommes sont mis à l’épreuve et chacun de ces albums montre l’une de ces épreuves. Animal’z propose celle de la survie, avec l’eau, la cohabitation avec le règne animal et les problématiques d’hybridation. Julia et Roem illustre l’épreuve de la terre avec le coup de foudre. Lorsque la planète redémarre un cycle et se recompose, l’étincelle qui permet la création de nouvelles sociétés passe forcément par l’amour. Pour la suite, je ne sais pas encore, je sais simplement que je traiterai l’élément air et que je convoquerai également une grande référence littéraire, mais je n’exclus rien.
Vous parlez de « fable planétologique », ces deux premiers albums ont pour point de départ le « coup de sang », cette révolte de la planète que vous personnalisez en allégorie dans un prologue commun, qu’est-ce qui vous a inspiré cette nouvelle thématique ?
Enki Bilal. Je préfère le terme de planétologie parce que la planète devient acteur. Le comportement des mouvements écologistes, à partir du moment où ils ont eu des velléités de positionnement idéologique ou de fonctionnement en parti politique, a un peu ringardisé cette notion. Ce lieu magnifique doit être préservé, car on ne peut pas imaginer qu’on transposera l’humanité ailleurs. Ce terme me semble plus juste, plus transcendant, avec une résonance universelle qui répond à ce monde globalisé dans la mondialisation économique et le formatage culturel. Tout est un peu lié, j’ai commencé à parler véritablement de planétologie dans le cycle du Monstre, après le premier volume, lorsque j’aborde l’art contemporain comme vecteur de mal suprême. Le 11 septembre 2001 a arrêté la thématique de la montée de l’obscurantisme sur laquelle je pensais travailler. Lorsque les deux tours se sont effondrées, j’étais face à l’assèchement définitif de mon concept puisqu’il était vérifié, validé par la réalité et l’actualité. J’ai donc imaginé une issue de rédemption pour le personnage de Warhole, l’artiste maléfique par excellence qui finit par se mettre au service de la planète et au service du bien. Avec la morale de la fin de ce cycle, je rentrais de plain-pied dans cette thématique de la sensibilité de la planète.
Souvent, vos problématiques sont ainsi vérifiées : comment articulez-vous votre travail par rapport à la réalité ?
Enki Bilal. Ce thème planétologique tombe, un peu par hasard, en plein dans l’actualité. La réalité tout entière nourrit mes histoires. J’ai toujours intégré l’avenir comme une dimension très importante en le valorisant et en jouant sur l’effet de miroir avec les deux précédentes notions du temps, le passé et le présent. Je me situe souvent dans la projection et la prospective, j’anticipe d’une certaine manière mais j’utilise toujours comme base naturelle le réel. Avec Pierre Christin, nous mettions en scène clairement des sujets sociaux et politiques. J’ai donc eu le sentiment d’avoir déjà beaucoup parlé de tout ça, de me faire rattraper par la réalité. Après la trilogie Nikopol, dans le cycle du Monstre, j’aborde le problème de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, un thème très douloureux pour moi car ce sont mes origines. Ma vie et ma carrière ont ainsi toujours été dictées par des événements extérieurs et le plus violent a été cette guerre. Très schématiquement, le combat des deux idéologies s’achevant avec la chute du mur, nous sommes entrés dans une phase de transition où la montée du religieux, du noyau taliban à al-Qaida, a révélé tout à coup un nouvel ennemi. Cette distribution des rôles montre que le monde, sous un point de vue dominant et américain représenté par Bush à cette époque-là, a besoin de bipolarité.
« Dans le cycle du Monstre,
j’aborade le problème de l’éclatement de l’ex-Yougoslavie,
un thème très douloureux pour moi, car ce sont mes origines. »
L’Amérique n’aime pas un monde trop complexe avec trop d’interlocuteurs. Elle préfère que les choses soient claires, et cette vision a déterminé le monde d’aujourd’hui. Le coup de sang était pour moi une manière de faire table rase, de prendre des distances par rapport à ce monde d’hier et de regarder celui de demain. Même si je ne souhaite pas de coup de sang, je pense qu’en mettant tout à plat je me confronte à l’homme et à une nouvelle nature. Ce cycle sera un cycle de fables qui montre qu’un redémarrage est possible mais avec une planète moins passive, prévenue mais toujours assez peu rancunière car elle redonne une chance.
Vous mettez souvent en scène la fin du monde avec une forme de nihilisme par l’absurde mais dans ces deux albums, il semble qu’il y ait davantage d’espoir.
Enki Bilal. Je propose une vision humaniste sur des sujets universels. Dans Animal’z, le nihilisme des deux cow-boys est assumé et se traduit par un duel permanent de citations. Ils jouent leur vie dans ce face-à-face absurde au revolver et s’entre-tuent au bout du quatrième duel car lors des trois premiers, les deux balles s’étaient miraculeusement rencontrées. C’est le comble du nihilisme que de continuer à jouer à un jeu pareil. Ce sont les témoins de l’ancien monde et de ce grand courant de la pensée humaine, la terre les accueille mais elle continue ensuite son travail de mise à l’épreuve avec les humains qui ont survécu. Je propose donc une fin ouverte mais optimiste à chaque fois. Si je démarrais ces histoires par un coup de sang et que je finissais par une issue dramatique, ce serait cynique et surtout imbécile, donc j’avais envie de mettre en scène ceux qui réussissent. Bien sûr, j’ai toujours traité de sujets graves, difficiles, violents, mais ce n’est que le reflet du monde depuis qu’il existe et principalement du XXe siècle, qui m’a passionné et qui m’est apparu extraordinaire à certains égards, mais également monstrueux à tous points de vue. Le côté sombre qu’on me porte m’a toujours surpris, car c’est l’état du monde, et il est naturel que l’artiste se serve de cette matière. Il n’est pas là pour enjoliver, pour masquer ou truquer cette réalité. Aujourd’hui, proposer un espoir, c’est une façon de s’alléger, de regarder autrement un avenir nouveau et différent.
Quel est le rôle de la littérature et de la culture dans ce sauvetage de l’humanité ?
Enki Bilal. La planète reste bienveillante, même si elle a enregistré, comme un disque dur, tout ce que l’homme a produit de positif comme de négatif. Les aspects négatifs l’ont blessée et amenée à se rebeller, mais elle a également gardé le souvenir des belles propositions et inventions humaines, la littérature occupe une place privilégiée. La mémoire et la parole restent. La planète se charge ainsi d’introduire les citations dans la bouche des hommes, presque à leur insu, mais en même temps, elle les met au défi de résoudre l’énigme. Or, pour y parvenir, il faut que quelqu’un ait suffisamment de culture et de mémoire pour prévenir la fin dramatique de l’histoire. En utilisant Shakespeare, je rends hommage à l’écrit et j’ai d’ailleurs pris beaucoup de plaisir à écrire, à composer la musique et le rythme des phrases. Je me suis consacré pleinement à ce travail pour trouver une harmonie avec les dessins en jouant sur les citations, la voix off et la voix directe.
Dans vos cadrages, la planète est toujours décor, les plans sont animés par les hommes et par le texte, qui prend une dimension graphique ?
Enki Bilal. Les textes ne sont rajoutés qu’après, ainsi je travaille sur des images vierges, ce qui m’a ramené au dessin pur. L’humain reste le vecteur principal de la mécanique narrative, mais la planète mène la danse. Le décor acquiert une grande importance, même si sa fonction reste ambiguë.
« La langue de Shakespeare
me donne beaucoup de plaisir
par sa puissance et sa justesse. »
Lawrence ose ainsi des interprétations en expliquant comment le ciel et les nuages échangent avec le sol, que des mots pleuvent et forment des phrases, que le microclimat parle en Shakespeare. Tout cela est absurde et il pense qu’il est fou, mais c’est la vérité. Avec cette thématique plus légère, j’évacue le coup de sang en un prologue, je ne m’appesantis pas sur la mort et sur la fin du monde. Je traduis le passage à une nouvelle situation, à un nouveau terrain de jeu, qui nécessitait une technique adéquate avec l’envie de poser un peu les pinceaux. Après la rupture graphique de Animal’z, où j’avais choisi des feuilles de couleur aux teintes bleutées pour l’univers de l’eau, j’utilise ici des teintes ocre pour évoquer la Terre. Tout est lié, le fond et la forme, le texte et l’image sont complémentaires. J’ai travaillé aux crayons et pastels gras, avec des rehauts de blanc et des petites touches de couleur. Le crayon présente une sensualité particulière, spontanée et essentielle. Cette technique me permet également d’aller vite, et ce rythme convient à ce type de narration adaptée du western, avec cette progression plus linéaire sans circonvolutions. De ce point de vue, Julia et Roem est encore plus épuré que Animal’z. Je travaille toujours case par case, cela me donne une liberté formidable, comme dans le montage d’un film, où je peux changer l’ordre des images et radicalement le sens. Je peux donc jongler, recadrer, la création reste souple jusqu’au bout.
Vous convoquez Shakespeare, pourquoi proposez-vous une réinterprétation de Roméo et Juliette en envisageant un happy end ?
Enki Bilal. C’est la plus emblématique des histoires d’amour, et j’avais déjà travaillé pour une chorégraphie d’Angelin Preljocaj. La langue de Shakespeare me donne beaucoup de plaisir par sa puissance et sa justesse. Pour autant, l’issue tragique de cette pièce m’a toujours donné envie, en tant que spectateur, d’avertir Roméo. Pour assumer ce happy end, j’ai été tiraillé jusqu’à cette dernière case. Je trahis Shakespeare en proposant ma victoire sur la dramaturgie, mais en même temps, en sortant Julia et Roem du drame shakespearien par cette mort évitée, je les renvoie au banal et au quotidien, ils sont extraits de cette force et de cet état de grâce. En réalité, je n’ai jamais plus de quatre pages d’avance sur la trame du scénario car je perdrais l’excitation du dessin. J’attendais avec impatience l’occasion de faire parler les citations. Je préfère ainsi dérouler les choses pour qu’elles se révèlent d’elles-mêmes. Ma liberté est très grande avec le texte de Shakespeare. Je reprends les personnages en les transformant. Je recompose les deux familles en les combinant en une seule. J’ai ainsi créé, de manière raccourcie, une situation où le drame peut se dérouler et arriver à la mise en scène du quiproquo final. Si je respecte dans cet univers en vase clos la règle des trois unités, je crée, par l’alternance entre des moments bavards et les silences, une théâtralisation différente du drame shakespearien. Le couple Julia et Roem ne se parle pas car les tirades ne passeraient pas en bande dessinée. Je préfère montrer des attitudes, des positions, ces corps qui se touchent, se rapprochent et s’embrassent. Je crée ainsi une opposition avec les moments bavards de mon histoire, des moments de la négation et du rejet de l’autre dans l’enfermement de cette famille qui ne veut rien partager. Ce système d’inversion crée une ambiance un peu décadente, comme dans un cocktail de fin du monde.
(*) Julia et Roem. Éditions Casterman, 2011.
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De Bilal-Christin à Enki Bilal
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À soixante ans, Enki Bilal a su s’imposer comme dessinateur, scénariste et réalisateur. En 1987, il obtient le grand prix de la bande dessinée d’Angoulême. S’il est né dans l’ex-Yougoslavie, sa famille s’exile à Paris en 1960. Sa rencontre avec le scénariste Pierre Christinengage sa carrière avec des albums forts comme les Phalanges de l’ordre noir ou Partie de chasse. « Le parcours que j’ai eu avec Pierre m’a permis de me mettre face aux exigences de la bande dessinée et nous a rassasiés mutuellement », explique-t-il. À partir de 1980, Bilal commence à travailler seul, la trilogie Nikopol incarne ainsi le début d’une nouvelle ère qui aboutit à la publication de la tétralogie du Monstre, entre 1998 et 2007. Entre-temps, Bilal est devenu cinéaste. Il prépare actuellement l’adaptation de sa nouvelle trilogie.
Entretien réalisé par Lucie Servin
Culture – le 10 Juin 2011