Entretien avec José Muñoz
A deux pas de la rue du Paradis, dans la rue où habitait Cortàzar, José Muñoz expose à la galerie Martel son travail à l’occasion de la sortie du deuxième tome de « Carlos Gardel, la Voix de l’Argentine ». Le premier tome paru en 2007 avait été salué à Angoulême, l’année où le dessinateur recevait le Grand prix de la ville pour son œuvre.
La voix de Carlos Gardel s’échappe lorsqu’on pousse la porte. Sur les murs, les planches présentent successivement, comme dans le chœur d’une église, les niches d’expériences plurielles de l’artiste qui nous fait la visite. Une rétrospective en éventail complétée par un film documentaire sur la collaboration du dessinateur avec l’écrivain-scénariste, Carlos Sampayo. La première série de planches est extraite de l’illustration de l’Homme à l’affut, (el Perseguidor) de Julio Cortàzar qui raconte l’histoire d’un saxophoniste, Johnny Carter, en hommage à Charlie Parker. En prolongement naturel de ces dessins mélomanes, suivent les planches de Gardel, tandis qu’au fond se dressent des portraits de femmes, en couleur et au lavis. Sur le mur d’en face, les planches en italien d’Alack Sinner, le personnage de la première série du duo des inséparables Muñoz-Sampayo.
Vous avez fait la biographie de Billie Holiday, celle de Carlos Gardel, et illustré la vie de Charlie Parker, comment expliquer cet attachement à la musique ?
JOSE MUÑOZ : Le vrai spécialiste des parcours et des transformations du Jazz c’est Sampayo, moi, je goûte simplement au plaisir d’écouter, j’aime surtout le jazz des débuts du siècle. Le Tango me fait le même effet, et actuellement je me suis remis à en écouter davantage. Le rapport que j’entretiens avec la musique est double. Il y a d’abord l’attrait du dessinateur. La densité dans les images qui retranscrivent la musique, l’ambiance, les atmosphères et les mouvements sont très séduisants pour l’œil du dessinateur. Dans la représentation des instruments comme le scintillement du saxophone de Charlie Parker, on se fait plaisir à évoquer le son et la danse par le jeu des taches qui se contiennent. Ces taches sont autant d’artifices pour atteindre le réalisme, même si le dessinateur trahit également cette réalité.
Mais pour le jazz et le tango, avec Sampayo, on raconte surtout l’histoire des musiques populaires américaines, notre continent à tous les deux. J’aime représenter le Jazz ou plutôt le Blues et le Hot jazz, son époque, ses icônes, à travers des lieux, des univers. Ici, dans cette illustration de Charlie Parker à Paris, j’ai inséré Sartre et Simone de Beauvoir en train de prendre un verre au Café de Flore. Ici c’est Cortàzar lui-même qui rentre dans un bar de la rue Martel. Le souffle du Jazz ou du Tango à travers les visages de Billie ou Gardel m’intéresse autant que la musique et, en l’écoutant, cela m’aide pour interpréter la musique avec mes images immobiles et silencieuses. Le Jazz et le Tango (comme la samba, la rumba, le bolero, les Choros, etc.), sont des musiques populaires que chacun de nous, fils des ces terres, porte en soi, des spectacles auxquels chacun participe.
C’est le réel qui vous inspire ?
JOSE MUÑOZ : Je m’inspire toujours du réel. Je regarde beaucoup de dessins, peintures, photographies et je me nourris de toutes mes expériences visuelles. J’observe le cirque des humains et les travestissements du monde comme un étonnant carnaval. Ma principale source d’inspiration c’est l’instant, ce qui impressionne ma sensibilité, ce qui m’émerveille. Le dessin naît de l’émerveillement. Ensuite je me sers de ces instantanés gardés en mémoire pour raconter une histoire. Comme pour le jazz, le tabac est un artifice esthétique, multipliant les effets de transparences et traçant les volutes de fumée, c’est aussi une image que j’ai gardée des vieux cinémas. De l’époque où l’écran faisait danser la cigarette dans les films et lorsqu’on pouvait encore fumer dans la salle, je m’amusais de cette fumée factice à l’intérieur de l’écran et des faisceaux de projecteurs qui révélaient la fumée matérielle. Le dessin, c’est contenir le trait, jouer avec la matière, c’est très concret mais si je décide de dessiner, par exemple, un profil de femme en ombre chinoise c’est toujours la narration qui détermine le sens de l’artifice que je vais choisir.
Le matériel dicte également beaucoup la manière de dessiner. Je crée dans la spontanéité. Avant j’utilisais des plumes Guillot très flexibles. Je pouvais faire couler des flots d’encre pour faire des taches, et la souplesse de la plume m’offrait la possibilité de conduire les flux noirs. J’ai mis au point une technique d’accidents guidés qui consistait à faire des remplissages en taches au noir pour frotter ensuite avec la plume en jouant sur les reliefs avec les restes d’encres solidifiés. Aujourd’hui les plumes sont plus rigides, ce qui donne des lignes plus claires. Je me suis adapté et j’utilise plus souvent le pinceau. Je suis un tacheur. L’expérience fait la maîtrise. J’aime travailler avec le premier jet même si le risque de rater est plus grand, même si parfois il y a de la souffrance. Je construis les images au fur et à mesure sur la page et je ne réalise presque jamais de plans ou de croquis. Jusqu’à la fin la case est une invention de l’instant. C’est de l’élan improvisé, mais je me laisse toujours guider par les règles de la narration. Sampayo me fait parfois des suggestions visuelles. Je prends une séquence, ou une de ses phrases et je dessine mon flot narratif.
Vous exposez des portraits de femmes en couleur et au lavis, vous vous essayez donc dans d’autres techniques que le noir et blanc?
JOSE MUÑOZ : Nous sommes des ouvriers de l’art, humbles et solitaires. Dans la BD, le trait et le dessin sont limités, controlés, mais aussi enrichis pour la narration, pour le récit. En dehors de la BD et des constructions graphiques pour raconter une histoire, le lavis est idéal car l’effet de l’eau donne une texture particulière: les images défilent comme des souvenirs qui sont en train de s’éloigner, de disparaitre, délavés. Il s’agit de dessins libres, sans avant ou après, des photogrammes de la psyché. Comme dit Soulages, des dessins qui « n’ont pas besoin de mots ». Dans la BD, j’utilise en revanche très rarement le gris et je reste très attaché à la dualité du noir et blanc, à la puissance graphique signifiante binaire et aux contrastes sculptés. Pour raconter un rêve ou un cauchemar, je peux me servir du gris, mais je joue principalement sur cette vision en damier noir et blanc, comme sur un jeu d’échecs. Chaque case est dédoublée à la fois figurative et abstraite. Avec Sampayo on travaille beaucoup avec cette idée de duplicité, et nos biographies se dédoublent elles aussi : Billie et Charlie Parker sont des lumières noires, Carlos Gardel, Buenos aires, sont des lumières blanches. Pour moi, le noir et blanc c’est le réel. Je viens d’une époque où la réalité était en noir et blanc. Dans les magazines, le cinéma, le « soit disant » réel, l’actualité était traitée en noir et blanc et la couleur servait la fantaisie, quand on pense aux tout premier films colorisés.
Vous revendiquez donc un certain réalisme abstrait dans le noir et blanc ?
JOSE MUÑOZ : La vérité est abstraite. Dans la bande dessinée, le dessin permet de focaliser des anecdotes qui mettent en abîme la réalité. L’argument central, dans Billie, Charlie ou Gardel, c’est la cruauté et les éclats de merveilles dans la vie, l’autodestruction, les tragédies de l’existence, la construction du mythe de soi-même chez ces êtres talentueux et exceptionnels. Les défauts et les tares humaines transparaissent avec la question du poids du talent, à la fois un don et un fardeau à assumer. Le Noir et Blanc, c’est aussi une exigence esthétique, comme un élixir qui distille la vérité. J’appartiens à une famille de dessinateurs, j’ai été influencé par ceux qui m’ont enseigné, Francisco Solano Lòpez, Alberto Breccia ou Hugo Pratt. L’héritage expressionniste de Breccia m’a montré la force d’un dessin. L’ambiguïté des images, leur puissance d’illusion a nourri une querelle millénaire. Les iconoclastes détruisaient les images car le dessin a le pouvoir de faire oublier les prétentions excessives du verbe. Un choc entre ceux pour qui illustrer, c’est salir et ceux pour qui illustrer, c’est éclairer. Avec Sampayo, on est complémentaires, on est doubles et on a plaisir à se réunir. Nous sommes des « mélangistes », la bande dessinée est un genre qui mélange ainsi le texte et l’image depuis l’art rupestre préhistorique jusqu’à la construction des alphabets et la formation des lettres qui sont des représentations dessinées figuratives devenues abstraites.
La bande dessinée est-elle une forme d’écriture pour vous ?
JOSE MUÑOZ : J’ai toujours voulu faire de la bande dessinée, mais Humberto Cerantonio, mon professeur de sculpture et peinture de l’époque, aurait préféré me voir “artiste majeur”. Il y a beaucoup de préjugés sur cet art qui perdurent hélas encore aujourd’hui. Les premiers comics que j’ai lu, c’était Disney. J’ai le souvenir vers 5-6ans de « Bucky Bug » de Al Taliaferro, datant du début des années 30. C’était formidable, la vie d’un couple d’insectes qui avaient élu domicile dans une chaussure. J’ai adoré cette histoire, l’inventivité et l’imagination exprimées dans les détails, le regard porté sur le monde en minuscule. La mise en scène d’une anecdote m’a ouvert le champ des possibles et une clé pour comprendre la BD. La case est un géant du monde. Derrière chaque case, il y a une fenêtre, un personnage, un point de vue, un fragment de vie, une histoire dans l’histoire. La case concentre et condense l’expression, les combinaisons sont infinies. Elle dispose des fragments anecdotiques pour tisser le fil de l’histoire et la destinée des individus. C’est le point commun de nos personnages : Billie, Gardel, Charlie Parker ou Alack Sinner dont le nom signifie « pauvre de moi, pauvre pécheur », sont tous humains, avec leurs doutes, leurs faiblesses, leurs succès et leurs échecs. Billie est une géante, en même temps c’était une femme fragile qui n’avait pas la possibilité de se défendre.
Avec Carlos Sampayo, vous explorez le mythe de Carlos Gardel, vous vous interrogez sur « l’identité nationale » et la question «l’argentin idéal », pourquoi est-ce important pour vous deux, argentins et exilés, d’explorer le thème de la patrie?
JOSE MUÑOZ : L’identité nationale est une question subjective, une question personnelle qui n’appartient qu’à soi. Avec Sampayo on a quitté l’Argentine au départ comme voyageurs, mais on s’est retrouvés en exil forcé, expulsés de notre pays. Aujourd’hui quand je vais à Buenos Aires, j’embarque avec moi mes souvenirs, je me revois gamin dans ces rues. C’est un sentiment personnel qui n’a pas à être instrumentalisé politiquement. Dans notre pays, le débat identitaire est exacerbé pour plusieurs raisons et d’abord à cause de notre histoire politique. Ce qui est intéressant avec Gardel, ce génie, c’est la confusion généralisée qu’il a lui-même entretenue sur ce point, refusant de prendre partie, chantant pour tous : conservateurs, truands, richards, travailleurs et socialistes. Cultivant le mystère, revendiquant plusieurs origines, il s’est toujours montré magnifiquement énigmatique. Une ambivalence controversée qui a servi le mythe de l’artiste justifié pour son talent. Gardel s’offre à toute l’Argentine, celles des quartiers de Buenos Aires, celle de la campagne latifundiaire: il nait dans la profondeur des chants de la Pampa et glisse vers la ville, vers le Tango, puis vers l’espace international, le monde entier. Un thème essentiel qui plonge au cœur des allées-venues trans-océaniques, paradoxes du mythe argentin.
Raconter les dernières années de la vie de Gardel est-il un moyen pour questionner l’histoire de votre pays?
JOSE MUÑOZ : L’Argentine est une nation née du mélange entre les migrants européens arrivés en masse à partir de la fin du XIXème siècle – plusieurs millions de travailleurs appelés pour le développement économique du pays – et les indigènes. Tous les migrants rêvaient de faire fortune, mais beaucoup d’entre eux se sont entassés dans les faubourgs favorisant un métissage avec le peuple des gauchos (horseman) qui avaient été délogés de la Pampa. Ces derniers, descendants des populations indigènes d’origine amérindienne melangées avec les anciens colonisateurs espagnols et avec des noirs – anciens esclaves importés pendant les siècles précédents de l’Afrique – sont devenus, après leur disparition programmée, l’emblème de l’identité nationale! Les nouveaux arrivés européens ont manifesté leur attachement à la culture nationale en s’imprégnant par mimétisme des pratiques indigènes. Le tango naît de la rencontre de toutes ces influences composites réunies sur les rives du Rio de la Plata, c’est la musique du peuple, un résultat merveilleux du brassage des cultures. Buenos Aires a toujours été un terrain de synthèses culturelles bouillonnant et effréné. Ma generation a été atteinte par le péronisme si bien que dans la deuxième moitié du XXème siècle, à droite comme à gauche, il fallait être péroniste pour être un bon argentin. Les trafics sur le sentiment national ont été très violents. Certains argentins ont prétendu sculpter l’autre à nouveau, en imposant une identité nationale, en faisant un usage malsain, égocentrique et politique d’un thème subjectif. Avec Sampayo, on voulait exprimer ces divisions, les identités multiples, l’histoire de l’Argentine. Une manière d’interroger notre propre histoire en la déployant en fragments narratifs.
Entretien réalisé par Lucie Servin
– Jusqu’au 24 février 2010, à la galerie Martel, 17, rue Martel, 75010 Paris. 01 42 46 35 09. http://www.galeriemartel.com
le 10 Février 2010