Fantastique, l’estampe visionnaire, de Goya à Redon.
Après Kuniyoshi, le démon de l’estampe, (une présentation à lire ici), retour au Petit palais jusqu’au 17 janvier pour découvrir le deuxième volet de l’exposition Fantastique! , intitulée « L’estampe visionnaire, de Goya à Redon ».
Parmi les 170 œuvres sélectionnées à partir du fonds conservé à la BNF, le visiteur encore étourdi par les couleurs vives des œuvres inédites de Kuniyoshi découvre une nouvelle exposition magistrale, où les oeuvres démontrent en France, à l’inverse du maître japonais, la force du noir et blanc.
« Le sommeil de la raison engendre des monstres ». Publiée en 1799, la planche emblématique n°43 de la série des Caprices de Goya, sert d’épigraphe à ce deuxième volet de l’exposition consacrée au fantastique à travers l’art de l’estampe au XIXème siècle.
L’estampe est un terme très général qui désigne une image obtenue après un tirage réalisé à partir d’un support gravé ou dessiné. Les savoir-faire sont donc nombreux. (un espace réservé présente la richesse des méthodes et des différentes techniques). La reproduction facilite la transmission qui garantit aux œuvres une plus large diffusion. Cette évidence détermine le succès économique et commercial de la production qui explose au XIXème siècle, grâce au progrès techniques et industriels. La diffusion des estampes correspond à de nombreux usages, propagandistes, publicitaires, récréatifs, pédagogiques, artistiques…
Les images se démocratisent, elles induisent une acculturation formelle qui influe sur les mentalités. Les artistes approfondissent des dialogues plastiques et symboliques, cherchant à l’intérieur de la matière la révélation obtenue par les contrastes entre l’ombre et la lumière, travaillant la dualité en noir et blanc. Au côté des Caprices de Goya, comme dans l’antichambre d’une tradition, quelques œuvres fondatrices apostrophent le socle culturel commun. Les architectures impossibles du Piranèse, côtoient La Mélancolie de Durer, surnommée « l’image des images », le docteur Faustus de Rembrandt, la Tentation de Saint Antoine de Jacques Callot. Une reproduction du célèbre tableau Le Cauchemar de Füssli fait exception. Le dialogue entre la peinture et l’estampe rappelle que la popularité des tableaux passe, à cette époque, par leur reproduction, en noir et blanc.
Le noir, couleur de l’invisible, de l’imaginaire, de l’halluciné et du terrifiant
Si l’estampe est le médium idéal pour représenter le « caprice », le fantasme et l’irréel, c’est aussi car le noir s’impose comme la matière privilégiée de l’imaginaire. Michel Pastoureau, dans son essai consacré au noir insiste sur les changements de perception induits par les découvertes de Newton en 1666 sur la dispersion de la lumière et la mise en valeur du spectre. Cette théorie s’est imposée au XIXème siècle et a relégué le noir au rang de « non couleur ». Une couleur qui par définition n’existe pas apparaît comme la matière privilégiée pour montrer l’invisible. Le noir s’impose comme la couleur de la résistance de l’imagination, en réaction au positivisme et au excès totalisant du rationalisme, qui s’affirme tout au long du siècle. Comme le souligne Tzvetan Todorov dans la préface du catalogue, le fantastique s’oppose explicitement au réalisme, et se conçoit comme l’expression de l’imaginaire, la traduction des mystères insaisissables, des angoisses de l’imagination face à la fatalité de la mort. Il est en ce sens l’expression d’ »un romantisme noir », qui loin de se limiter au créneau romantique du début de la période, désigné par l’historiographie, traverse le siècle, en écho à la poésie et à la littérature, comme celle d’Edgar Allan Poe, de Victor Hugo ou de Baudelaire. Il se renforce ensuite avec le mouvement symboliste, qu’Odilon Redon sublime par « ses noirs », tandis que les théories naturalistes connaissent le plus grand succès.
Le triomphe de la mort
De Goya à Odilon Redon, la scénographie semble tourner les pages d’un livre, en suivant la narration où les motifs fantasmagoriques émergent comme des symboles, qui reliés les uns aux autres par des jeux de références conscientes et inconscientes dévoilent à la fois l’obsession du macabre et l’aspiration à l’infini. Les œuvres des grands maitres, comme Delacroix ou Gustave Doré, illustrent les grands mythes, Goethe, Dante ou Shakespeare. Les artistes moins connus participent à la syntaxe dans un même mouvement, qui accouche des monstres inspirés par l’imagerie populaire des représentations médiévales et les expériences du cauchemar.
A l’allégorie de la mort de Gérard de Nerval par Gustave Doré, répond l’imaginaire fantaisiste du caricaturiste Grandville qui inspire fortement Odilon Redon.
L’influence de Victor Hugo regroupe les partisans du noir et les nostalgiques du Paris médiéval, comme Charles Meryon ou les hallucinations de Rodolphe Bresdin.
Même les apôtres du réalisme comme Felix Braquemont ou Alphonse Legros, se livrent au jeu de la symbolique morbide. Des motifs trahissent un imaginaire à la fois délirant et exacerbé comme le triomphe des visions macabres de Marcel Roux ou de Félicien Rops, qui illustre également les Fleurs du Mal.
En clin d’œil parodique, l’unique planche en couleur est une magnifique eau-forte et aquatinte d’Eugène Delâtre, La Mort en Fourrures (1897). Choisi comme un point d’orgue rieur à l’exposition, ce pied de nez rapporte la victoire du sujet sur la matière. La mort triomphe même du noir.
Lucie Servin
Exposition jusqu’17 janvier 2016
Ouvert tous les jours (sauf lundi, fériés) 10h-18h, nocturne vendredi jsq 21h
Tarifs : entrée 10€, tarif réduit 7€.
Musée du Petit Palais, Avenue Winston Churchill, 75008 Paris
www.petitpalais.paris.fr
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