Les grilles croisées de Paolo Bacilieri
Mots en bandes et cases croisées, avec Fun et More Fun, Paolo Bacilieri construit un diptyque magique, ludique et crypté en hommage à l’histoire des mots croisés.
Par où commencer ? A la nième relecture, « avec un peu de recul », la neige tombe encore sur les cases noires et les fenêtres des buildings newyorkais. Les indices s’effacent, la grille inchangée se renouvelle et le jeu reprend son énigme originale, avec ses blancs à remplir et ses trous noirs à sauter. Une silhouette de Gnou introduit ce voyage, dans une logique implacable, car c’est le mot le plus employé dans les mots croisés depuis qu’ils existent, c’est aussi le titre de l’essai de Michelle Arnot, What’s Gnu? A History of the Crossword Puzzle, un livre qui avec celui du journaliste milanais, Stefano Bartezzaghi L’Orizzonte verticale. Invenzione e storia del cruciverba, a inspiré l’histoire de Paolo Bacilieri. Mais GNU c’est aussi le nom et le symbole du projet de système d’exploitation libre, lancé en 1983 par Richard Stallman, à l’origine de Linux. Aucune allusion pourtant dans les planches, comme si l’auteur-scripteur laissait à son lecteur-déchiffreur la liberté de s’obstiner, car ce GNU, codeur libre, rentre aussi bien dans la définition de cette méta-grille à s’approprier.
Une Meta-œuvre
Meta, le préfixe engage ailleurs, au-delà, entre, mais aussi à l’intérieur. Tour à tour sérieux, réflexif, joueur et blagueur, il provoque les métamorphoses, introduit la métaphysique, et c’est dans ce méta-état qu’on retrouve le narrateur perdu au début de « More Fun » le deuxième volet, redoutant « un accident de méta BD », franchissant d’un pas la ligne qui sépare le noir du blanc, avec son point d’interrogation sur la tête. Plaisir des yeux, plaisir des formes, le méli-mélo intellectuel et graphique jongle dans les dédales du jeu métamorphique, structure et déstructure, cache et révèle, juxtapose les casse-têtes de sens, de sensations et de non-sens, dans un récit entrelacé en clair-obscur, dessiné et virtuose, reproduisant l’excitation et l’inconfort des cruciverbistes obsédés.
A 51 ans, Paolo Bacilieri, collaborateur de Manara, héritier de Pratt et de Crepax, est sans aucun doute, un des plus grands artistes italiens de sa génération. Ce diptyque confirme encore sa maîtrise et son intelligence, fabriquant dans chaque planche une nouvelle grille, croisant sa bande dessinée avec un recueil de mots croisés. Clins d’œil, échos et concordances, au premier recueil qui popularisa le genre à New-York en 1924, répond la revue « La Semaine des énigmes » que le narrateur achète encore en 2014 pour passer le temps dans le train entre Milan et Venise. Point de départ d’une rencontre devant un kiosque avec le professeur Pippo Quester, dont le physique sans équivoque emprunte au philosophe linguiste et sémiologue, Umberto Eco, disparu en février dernier (2016), théoricien du langage, passionné entre autres de puzzles, de casse-têtes et de bandes dessinées. Sans équivoque ? La satisfaction d’un mot qui rentre dans la grille contient la déception du résultat et l’abattement face à la solution succède à la fébrilité de la recherche, comme si en contemplant la clé de l’énigme, l’évidence criait, « ce n’était que ça ! »
Alors le désir reprend, toujours plus intense, à la recherche de vérités mieux dissimulées, plus révélatrices de sens cachés. Dans le nom qui se superpose à la silhouette, deux mots, Pippo Quester et une nouvelle énigme, la métaphore insoluble de la tête chercheuse qui se mord la queue. On pourrait traduire littéralement la contraction italienne de Pippo, par « quidam » en Français et Quester comme un dérivé du mot « quest » en anglais, que l’artiste a lui-même emprunté à une thèse consacrée à la Montagne Magique de Thomas Mann écrite par le poète formaliste newyorkais, Howard Nemerov en 1939, « The Quester-hero : myth as universal symbol in the works of Thomas Mann ». Voilà qui se complique car ce vrai-faux Eco rencontre le narrateur Zeno Porno, auteur lui-même de bande dessinée, alter-ego de l’artiste que celui-ci met régulièrement en scène dans ses bandes dessinées, et dont le nom s’inspire de Zénon, célèbre pour ses paradoxes, maître de la dialectique et de la contradiction. Avec cet Eco décidément plus mystérieux qu’il en a l’air, se cachent un Pratt ou un Saligari, ce Jules Verne italien, dont Paolo Bacilieri a composé la biographie. L’auteur s’amuse ainsi au jeu des devinettes à glisser de l’autoréférence à l’introspection.
Un tissu de cross overs
Reprenons, car on s’égare dans les possibilités infinies de l’interprétation. En 1913, à la veille de Noël et de la grande guerre, Arthur Wynne invente les mots-croisés, le wordcross puzzle, qui deviendra le crossword puzzle pour le supplément Fun du New York Word. Anecdote ludique, contenue dans les titres de ces deux diptyques, que Paolo Bacilieri a choisie en créant une passerelle avec la bande-dessinée, puisque certains considèrent que le neuvième art est né avec Yellow Kid, un personnage populaire à la fin du XIXème, lui aussi publié dans ce supplément Fun. L’artifice est grossier mais donne l’indice d’une tournure d’esprit pour lire ce récit gigogne aux entrées multiples et lier les détails rocambolesques de l’histoire à une intrigue policière nouée autour d’une mystérieuse Mafalda, argentine comme son homonyme inventée par Quino, convertie en terroriste « turbo-situationniste », une muse caricaturale cousue de fil blanc, sur un damier imprimé sur fond noir.
L’auteur triche souvent comme lorsqu’il introduit son argumentation fallacieuse autour de Dick Tracy et de Chester Gould, juste pour le plaisir d’user des références, à la manière d’Hammerhead, le méchant de Marvel, parachuté dans le tram et la grille narrative. Triche ou truchement ? Du coq à l’âne, tout s’intercale dans la logique des associations et des abstractions. Nombreux sont les écrivains cruciverbistes, à commencer par les surréalistes de l’Oulipo et Georges Perec, en particulier, à qui Paolo Bacilieri rend hommage, en appliquant sa recette, « la fabrication d’un mot croisé se compose de deux opérations tout à fait différentes et, à la limite, parfaitement indépendantes l’une de l’autre : la première est la construction de la grille, la seconde la recherche des définitions ».
Le diptyque opère d’abord d’un point de vue formel, dans une double narration, qui se dédouble elle-même, conçue en croisements par mimétisme cruciverbiste. Une transcendance globale se déduit au gré des intrigues, reliant le patchwork d’ensemble dans un faisceau de sens à découvrir, reprenant la tradition du « clueling » de Margaret Farrar, qui jouait de la symétrie des cases noires, et rapprochait les définitions verticales et horizontales dans les grilles du New York Times. Pippo Quester, l’écrivain en train de rédiger son livre sur l’histoire des mots croisés est aidé par Zeno Porno, chacun jouant tantôt le narrateur tantôt le personnage, dans une trame en noir et blanc linéaire perturbée par l’incrustation de récits en apparence déconnectés, en couleur ou en bichromies, dans un entremêlas de symboles, d’histoires et d’anecdotes personnelles.
Ce formalisme expérimente jusqu’au bout le potentiel des cases, exploitant les combinaisons jubilatoires de l’horizontalité et de la verticalité. De « l’horizon vertical » au « vertige horizontal », les cohérences se révèlent lorsque « la solution est aussi évidente que le problème était insoluble ». Par résonance, les cross overs soulignent l’intelligibilité en partage, puisant les références dans un réservoir foisonnant, musical, cinématographique, photographique, littéraire, historique et artistique, qui créé au fil des pages, une nébuleuse signifiante, une culture unifiée par ses échos et ses contradictions.
Une poésie hermétique
Fun et More Fun fonctionne comme un diptyque-jeu, à lire et à relire, « littéralement et dans tous les sens » comme disait Rimbaud, qui apparaît fugueur au détour d’une historiette. A ce jeu, le formalisme creuse l’exégèse, met en tension, invite à repenser la gratuité des mots et des cases, leurs oppositions et leurs correspondances, comme dans un poème. L’activité créatrice du lecteur fusionne dans un langage connecté avec le créateur. Une conversation s’engage de l’un à l’autre, avec ses points de contact et ses malentendus. C’est toute la beauté qui sublime ces pages, plongées dans l’incertitude et l’ambiguïté, une poésie hermétique, qui met en garde sur la dualité des abstractions universelles, l’amour et la haine, la vie et la mort, le réel et l’imaginaire…
Wagon divin dans la trivialité humaine, l’humour seul sert de guide, en mimant l’humilité nécessaire pour faire face aux grandes énigmes, démasquer aussi les duperies, les erreurs et les fausses pistes, prisonnières de l’idée d’une solution unique à chaque vérité révélée. A la romance napolitaine, « La fenesta che lucive » (« la fenêtre qui brillait »), dans le cimetière de Milan qui ferme le premier volume, répondent les grilles scandées dans les buildings new-yorkais de l’incipit et celles de l’architecture milanaise, chantées à la fin du diptyque, sur le poème de Catulle « Odi et Amo » « j’aime et je hais, comment cela se fait-il ? Direz-vous peut-être. Je l’ignore mais je le sens, et c’est un supplice pour mon âme. » Retour à la case départ, à la grille vierge du mot croisé dans un jeu qui semble moins anodin qu’il pourrait paraître, condensant la quête initiatique d’une vie passée à chercher les solutions ou réécrire les définitions, jusqu’au jour où les fenêtres ne brilleront plus, le jour qui percera le mystère des cases noires.
Lucie Servin
Paolo Bacilieri, Fun & More Fun (traduit de l’italien par Silvina Pratt), Ici Même Editions, 22€ & 24€ l’un.