Julius Corentin Acquefacques en décalage…
« Julius Corentin Acquefacques » Tome 6 : » Le Décalage », Marc-Antoine Mathieu, éditions Delcourt, 14,30€.
Des rêves dont on fait des BDs
Avec la sortie de Décalage, Marc-Antoine Mathieu reprend sa série Julius Corentin Acquefacques, en puisant dans l’absurde et les logiques oniriques les ressorts de ses narrations révolutionnaires. “Le seul qui existe, c’est le rêveur”, écrivait Borges. Un bon point de départ pour comprendre l’œuvre de Marc-Antoine Mathieu, qui n’a de cesse d’expérimenter des logiques absurdes et oniriques pour faire du sens avec du non-sens, chercher la cohérence dans les aberrations les plus invraisemblables et en même temps parfaitement intelligibles. Artiste génial et inclassable, son imagination s’exprime aussi bien dans ses mises en scènes, ses œuvres plastiques et la bande dessinée. Dans chaque domaine, il interroge le temps, l’espace, le réel en propulsant ces récits dans une spirale qui se nourrit de ses propres interrogations.
Un anti-héros prisonnier des rêves
En 1990, Marc-Antoine Mathieu publie L’Origine, le premier tome des aventures de Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves, qui est récompensé de l’Alph-Art Coup de Cœur à Angoulême 1991. Plongé dans un univers kafkaïen, en noir et blanc, entre la réalité et le rêve, Julius Corentin est un être extraordinairement ordinaire, un petit fonctionnaire au ministère de l’humour qui reçoit un beau jour, dans une lettre, la planche 4 d’une BD nommée L’Origine, une planche que le lecteur connaît déjà pour l’avoir lue et Julius Corentin pour en avoir été le protagoniste. Cette mise en abyme vertigineuse démarre alors le long cycle surréaliste et métaphysique des aventures de cet anti-héros. A la manière de Némo de Winsor Mccay, Julius Corentin arpente le royaume fantastique des rêves et cinq tomes complètent la série : La Qu…, le Processus (Meilleur scénario à Angoulême 1994), Le Début de la fin, La 2,333ème Dimension, et enfin Le Décalage, une nouvelle aventure attendue depuis près de huit ans. Mais entre temps, Marc-Antoine Mathieu a également publié des one shots, comme Le Dessin, la Mémoire morte, 3secondes ou encore Dieu en Personne. Autant d’albums où l’auteur renouvelle à chaque fois une lecture originale servie par un comique absurde. En expert, Marc-Antoine Mathieu jongle avec la narration graphique et joue avec les mots. Car “l’humour a ses raisons que la raison ignore.” Une clé pour comprendre ses casse-tête graphique où le scénario se construit à partir des propres imbrications de la narration.
(©Delcourt)
Des ovnis d’expérimentation
Un album où il manque littéralement une case, un autre où la bande dessinée devient le personnage de l’histoire, un autre encore en double-sens de lecture, en 3D, des personnages et une perspective qui se dérobent, un héros et son double, tous les albums de Marc-Antoine Mathieu constituent des objets-livres dans lesquels l’artiste brouille les pistes avec un art inexpliqué pour faire de l’absurdité une logique parfaitement identifiable. Le dessin virtuose calculé et ordonné en noir et blanc accompagne et prolonge les interrogations narratives dans une mise en abyme graphique et littéraire perpétuelle. Grâce à tous ces miraculeux effets de miroirs, Marc-Antoine Mathieu s’amuse à déconstruire tous les codes du neuvième art, dans une perspective expérimentale et ludique qui sait toujours enchanter ses lecteurs.
De l’infiniment rien
Huit ans après la sortie du dernier tome des aventures de Julius Corentin Acquefacques, Le Décalage ne déroge pas à la règle et Marc-Antoine Mathieu s’offre un hors piste métaphysique à la mesure des épisodes précédents. Une histoire sans héros, Julius Corentin est victime d’un “décrochage onirico-temporel” et devient le témoin de sa propre inexistence. Pour résumer, le héros ne s’est pas réveillé et a donc raté le début de l’histoire, laissant des personnages secondaires en déserrance avec pour seul but de se recaler au scénario original de l’intrigue. Dans l’horizon de l’infiniment rien, dans un mélange de subtils de dialogue savoureux, Marc-Antoine Mathieu signe encore une fois un album jusqu’au-boutiste sublime, une boucle infinie dont la page 7 compose la couverture d’un album sans tranche à l’intérieur duquel trois pages déchirées donnent la clé de l’énigme. Lucie Servin