La fabuleuse histoire de Blackface Banjo

La fabuleuse histoire de Blackface Banjo

blackfacebanjoAprès Le rêve de Méteor SlimLes Jumeaux de Conoco Station et Lomax, Frantz Duchazeau explore une nouvelle fois les origines du blues et du jazz dans Blackface banjo. Une épopée graphique et musicale autour de l’univers méconnu des “Minstrel Shows”, ces spectacles ambulants qui expriment sans complexe le racisme ancré dans l’Amérique du début du siècle.

 

Une affiche en guise de couverture, dés la première page, une main tendue propose un élixir miracle avant le commencement du spectacle. Le lecteur, transporté dans le vif, assiste en introduction à un numéro de “Blackface” où un duo de comédiens blancs grimés en noir s’exprime en petit nègre et ridiculise à outrance la communauté afro-américaine devant un public conquis et enthousiaste. Ces “Medecine Shows” ou “Minstrel Shows“ étaient extrêmement populaires aux Etats-Unis depuis le XIXème siècle jusque dans les années 1950, en miroir d’un racisme généralisé. Ces troupes d’artistes ambulants accompagnaient les bonimenteurs et autres vendeurs de potions miracles pour divertir le public et favoriser les bénéfices. Cet univers forain, nomade, en marge et ambigu sert de point de départ à Blackface Banjo.

 

Au coin d’une rue de la Nouvelle-Orléans au début du siècle, un air de ragtime flâne dans l’air. Alors qu’un mystérieux groupuscule, le Coon Coon Clan, s’en prend aux Minstrel Shows, en incendiant les roulottes et en châtiant les comédiens, un jeune vagabond noir et unijambiste fait la manche. Pour se dégourdir à cause de sa jambe qui lui fait mal, il se met à danser avec une virtuosité qui défie son infirmité.

 

Repéré par le chef d’une troupe, le jeune désoeuvré accepte de le suivre contre une poignée de dollars pour l’aider à vendre sa potion miracle, un elixir magique, une soi-disant recette ancestrale attestée par un indien de caution et membre de la troupe. A peine embauché, Blackface, rebaptisé pour la scène, se découvre un nouveau talent inné en tombant sur un banjo abandonné. Le jeune prodige se transforme en une poule aux œufs d’or ce qui lui attire les faveurs et la protection du chef indien bien décidé à l’emmener au sommet.

COONS ET BLACKFACES

 

Immergé au beau milieu de cette cour des miracles, Frank Duchazeau concentre tous les ingrédients du réel et restitue un conte musical enchanté et authentique.
Avec Scott Joplin dans la tête, remontent aussi toutes les Coons Songs, ces chansons racistes qui caricaturaient les noirs en reprenant les rythmes syncopés du ragtime, l’horizon sombre de la ségrégation alors que les meilleurs musiciens noirs jouaient devant un public de blancs et qu’émergeait la  lutte pour les droits des noirs. 
Coon, le vocable qui sert d’insulte comme nigger (nègre) viendrait étymologiquement des “barracoons”, ces cages dans lesquelles on mettait les esclaves avant de les embarquer sur les bateaux.  Mais paradoxalement,  la popularité des Minstrel shows, des Blackface et des Coons songs accompagne aussi l’engouement pour la danse et le ragtime et inspire en réaction évolutions et nouveaux courants. Ces Blackface associaient saynètes burlesques, mimes, danses et chansons comiques et ont vite investi les théâtres, les cabarets, les vaudevilles. Les Coons songs comptent parmi les premiers disques vendus au million d’exemplaires.

Parmi ces hits, All Coons look alike me en 1896, d’Ernest Hogan sert d’exemple. En reprenant la chanson All Pimps look alike me, le musicien change simplement pimps (proxénètes) par coons, et déclenche un large mouvement d’indignation auprès de la communauté noire, d’autant qu’il est noir lui-même. Toutes ces anecdotes nourrissent le récit, mais Frantz Duchazeau s’en détache en trouvant dans l’univers fantasque du cirque un terreau idoine pour monter son drame en accord avec l’esprit de la période, sa puissance d’évocation symbolique, sa richesse d’enseignements sur la condition humaine, sa musique enfin. Autant d’éléments présents dans Blackface Banjo qui cristallisent autour du spectacle les enjeux sociaux et raciaux de l’Amérique du début du siècle et préfigurent  la naissance du blues et du jazz.

 

LA PARTITION D’UN RAGTIME

Cette atmosphère si particulière qui émane des planches, comme un parfum d’époque, dessine des silhouettes à la Charlie Chaplin qui s’animent, et l’artiste confie lui-même s’être même inspiré de Paulette Godardet la partenaire et troisième épouse de Charlot.


Mais le dessinateur condense en vérité de multiples influences graphiques allant des représentations d’époque, au cinéma muet, aux mimes, à la bande dessinée visionnaire de George Herriman dans Krazy Cat, jusqu’aux premiers dessins animés comme Betty Boops.“Le style graphique s’adapte à l’histoire, c’est pourquoi dans Lomax, compte tenu du sujet plus documentaire, les dessins aspiraient à plus de réalisme. En réalité je m’inspire de tout ce que j’aime sans forcément qu’il s’agisse d’une démarche consciente.” Explique-t-il.

Son trait dynamique et expressif à l’encre sèche sculpte les contrastes en noir et blanc et assure à l’album une subtile esthétique rétro. Les planches en gaufriers soutiennent un rythme rapide et saccadé, la narration s’amuse des accélérations et des ruptures. Franrz Duchazeau affirme : “J’écris toujours mon scénario au fur et à mesure et sans préméditation. Je commence par m’immerger dans un univers par affinité et je développe ensuite mon histoire en cherchant toujours à donner du sens mais en me laissant toujours la liberté de la narration.” Ainsi Blackface banjo semble retranscrire la partition graphique d’un ragtime, une improvisation joyeuse où les phylactères se remplissent de dessins, assurant avec la multiplication des planches muettes, la poésie d’un langage d’images universel et touchant d’humanité.

UNE FABLE SOCIALE


“La question du racisme et de l’histoire de la musique noire ne constitue finalement qu’un contexte réel, mais la vraie question est de savoir ce qu’on fait de sa vie.”
 explique Frantz Duchazeau. Il existe indéniablement des liens entre la désillusion du jeune bluesman dans le Rêve de Meteor Slim, la comédie country des jumeaux de Conoco Station où la reconstitution biographique des Lomax, père et fils, véritables légendes dans l’histoire de la collecte et de l’enregistrement des grands standards américains. Frantz Duchazeau tresse toujours ses récits de faits avérés et d’interprétations subjectives. Blackface s’inscrit dans cette continuité, et pourtant, le sujet amène un nouveau traitement, se rapproche davantage de la fable, loin du réalisme documentaire de Lomax ou même de Méteor Slim,   “Il y a des rencontres qui changent la vie et sans le vouloir je me rends compte que mes histoires tournent presque toujours sur des duos de personnages dont la destinée est liée, dans Blackface, l’indien a le rôle d’un mentor, un peu à la manière du Colonel Parker, le célèbre manager d’Elvis Presley.” Le secret d’une fiction qui touche au cœur des relations humaines, fouillant dans la noirceur de l’humanité mais toujours avec humour. Une mise en scène émouvante de la trajectoire d’un artiste. Une farce mélancolique qui questionne l’idéal et la quête du bonheur.

Lucie Servin