La réveil de la pieuvre
Il y a 20 ans, le juge Giovanni Falcone était assassiné par Cosa Nostra. Un trio de jeunes auteurs italiens retrace l’histoire de la lutte antimafia dans un récit graphique dense, tragique et magistral.
-> La Pieuvre, Quatorze ans de lutte contre la mafia, Manfredi Giffone, Fabrizio Longo, Alessandro Parod, Les Arènes, 416 pages, 27 euros
Rien n’est jamais vraiment fini. L’attentat qui a causé la mort d’une adolescente et blessé sept personnes, survenu le samedi 19 mai dernier à Brindisi dans la province des Pouilles au sud de l’Italie ravive le spectre de la “piovra” (la pieuvre) du nom qui désigne ordinairement la Mafia italienne. La piste mafieuse semble avoir été écartée (ref). Restent les symboles : l’explosion visait un lycée professionnel qui porte le nom de Falcone-Morvillo en hommage à Francesca Morvillo, la femme du célèbre juge anti-mafia Giovanni Falcone, au moment même où l’Italie rend hommage à ce couple icône de la lutte anti-mafia, assassiné le 23 mai 1992, il y a tout juste 20 ans. Troublante coïncidence, l’attentat concorde avec l’arrivée programmée à Brindisi de la “caravane antimafia” ou “caravane de la légalité” menée par le prêtre Luigi Ciotti, qui rassemble des centaines d’adolescents.
Plonger dans les eaux troubles de l’histoire de cette pieuvre invisible et toute puissante, c’est le pari réussi de la somme graphique, scénarisée par Manfredi Griffone et dessinée par Fabrizio Lingo et Alessandro Parodi, qui retrace sur 370 planches les quatorze années de lutte contre Cosa Nostra depuis l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro en 1978 jusqu’aux attentats meurtriers contre les juges Giovanni Facolne et Paolo Borsellino en 1992.
Il aura fallu sept ans à ce trio pour arriver à ce résultat final et magistral qui traite chronologiquement, avec une rigueur historique exemplaire, des imbrications politico-financières, des casse-têtes juridico-législatifs, des implications au niveau national et international de tous ces scandales et crimes de sang qui jalonnent l’histoire de la lutte contre la mafia : l’affaire Michele Sindona, le scandale de la loge P2 ou encore l’opération “mains propres” jetant le discrédit sur l’ensemble de la scène politique italienne. Des “années de plomb” aux “années de sang”, un formidable hommage à cette poignée d’incorruptibles, magistrats, politiques, carabiniers ou journalistes, qui ont accepté de vivre en sursis, en ennemis déclarés de cette “pieuvre” meurtrière en s’attaquant à une classe politique et judiciaire corrompue ou impliquée dans les jeux machiavéliques et les luttes intestines du pouvoir. L’aventure de cette construction du “pool antimafia” qui aboutit à l’instruction du “maxi-procès de Palerme”, en 1986 et 1987, avec ses 474 inculpés, oeuvre du juge Falcone, résulte des sacrifices précédents comme celui du général Della Chiesa assassiné 10 ans avant lui.
VIOLENCE ET MÉPRIS DE LA VIE
Loin d’une filmographie esthétisante de Coppola à Scorsese, Mimmo Cuttichio sert de narrateur à cette histoire. Célèbre dans la péninsule, à la fois marionnettiste et conteur, il s’inscrit dans la tradition italienne et donne au récit un souffle dramatique agitant les tentacules invisibles de ces personnages mi hommes mi animaux. Une fable animalière où tout est vrai. Un parti pris qui ajoute au tragique et dissèque derrière les masques une réalité documentaire toujours en butte à ces zones d’ombres qui laissent planer les doutes sur l’étendue de l’influence mafieuse. Les planches en noir et blanc à l’aquarelle rendent palpable la violence et le mépris de la vie. La densité de cet ouvrage donne le vertige, un tourbillon de portraits heureusement appuyés par un glossaire qui reconstitue l’histoire de tous ces protagonistes et permet de rendre compte de la stratégie à adopter devant un ennemi invisible. “Tutti colpevoli, nessuno colpevole” (“Si tout le monde est coupable, personne n’est coupable”). Avant de coordonner les enquêtes, il faut savoir désigner l’ennemi, cette pieuvre, cette mafia, dont le nom de Cosa Nostra n’est révélée que bien plus tard grâce au repenti Tommasco Buschetta qui, en 1984, donne enfin aux enquêteurs les clés d’un fonctionnement hiérarchique complexe. La loi du silence est brisée, l’omerta violée récompense pour un temps le combat héroïque contre le crime organisé. Dans cette arène livrée aux bêtes sauvages, l’emprise de la “pieuvre” prend les contours du réel, uneréalité qui dépasse toutes les fictions. Ce récit mené avec brio tant par la précision narrative que par des images équivoques, plonge au coeur d’un système qui même affaibli semble indestructible.
Lucie Servin
MANFREDI GIFFONE est scénariste pour le cinéma, la bande dessinée et la publicitée. FABRIZIO LONGO et ALESSANDRO PARODI ont fondé l’ atelier Mon Âme Studio.
www.arenes.fr
A lire : Le combat continue de Roberto Saviano
La pieuvre toujours active étend ses tentacules. “Il est illusoire de croire qu’il faut combattre Cosa Nostra seulement à Palerme, la ‘Ndrangheta seulement en Calabre et la Camorra seulement à Naples”, déclarait le président du Conseil Mario Monti lors des cérémonies en hommage au juge Falcone. Une déclaration qui rend justice au journaliste et écrivain Roberto Saviano accusé par l’ancien président du Conseil Silvio Berlusconi de ternir l’image de l’Italie en dénonçant dans ses livres les agissements des clans mafieux. Depuis le succès de Gomorra en 2006, vendu à près de 4 millions d’exemplaires, Roberto Saviano paye le prix de son engagement contraint à 33 ans à vivre sous protection judiciaire. Il poursuit pourtant son oeuvre en collaborant avec des magistrats et en animant des émissions de télévision. Son dernier livre, Le combat continue, sorti au début de l’année, compile les textes de ses émissions et témoigne de son engagement indéfectible contre la mafia et la corruption, en digne héritier des juges Falcone et Borsellino.
LE COMBAT CONTINUE, Roberto Saviano, Robert Laffont, 198 pages, 18,25 euros