L'âge d'or ou l'alchimie politique

L’âge d’or ou l’alchimie politique

aged'or couvAprès l’autobiographique Portugal et l’intimiste Les Équinoxes, Cyril Pedrosa signe avec Roxanne Moreil au scénario L’Âge d’or, une épopée flamboyante dans un Moyen Âge politique et enchanté.

L’age d’or, volume 1, Cyril Pedrosa et Roxane Moreil, Aire libre/Dupuis, 232 pages, 32 €

Il était une fois au château du bois d’Armand, un roi mourant et son héritière désignée, sa fille aînée la princesse Tilda. Hélas, un complot ourdi par l’infâme éminence Loys de Vaudemont l’écarte du trône au profit de son petit frère. La révolte gronde dans le royaume. Exilée, Tilda s’évade et projette de reconquérir le pouvoir en partant à la recherche du trésor secret qui consumait son père à la fin de sa vie. Le diptyque de L’Âge d’or conjugue fable politique et conte de fées dans un sortilège envoûtant aux couleurs révolutionnaires.

Une utopie médiévale 

Comment parler d’utopie aujourd’hui ? Peut-on encore rêver d’un monde meilleur ? Ce questionnement politique est à l’origine de L’Âge d’or, à l’heure où les désillusions et le cynisme semblent l’emporter sur tous les idéalismes jugés au mieux candides, au pire suspects. C’est au détour d’une discussion entre Cyril Pedrosa et Roxanne Moreil, sa compagne libraire de profession, que l’idée a germé de projeter le récit au Moyen Âge. « Le Moyen Âge avec ses manants et ses seigneurs est le cadre idéal pour mettre en scène une fable politique. L’utopie redevient audible. Autant on a du mal à imaginer la fin de notre monde contemporain, autant tout le monde conçoit facilement la fin de la féodalité. Pourtant à l’époque, ça n’avait rien d’évident », explique le dessinateur. Roxanne Moreil signe avec L’Âge d’or son premier scénario de bande dessinée. Avec Cyril, ils ont travaillé en tandem dans une interaction permanente. « On a commencé par se raconter l’histoire, en prenant quelques notes pour se mettre d’accord sur les intentions et le découpage, puis en se répartissant des morceaux pour finaliser les dialogues. Chacun peut intervenir à tout moment », précise-t-elle.

La fin du Moyen Âge est aussi la période des premières utopies qui, selon l’étymologie du mot forgé par Thomas More en 1516, sont des lieux imaginaires, terreaux vierges pour bâtir des cités idéales comme la célèbre abbaye de Thélème dans le Gargantua de Rabelais. Pourtant les deux auteurs rejettent la convocation de références littéraires et historiques trop précises. Cyril insiste : « Il est finalement plus question d’esprit rabelaisien que des écrits de Rabelais. De même, on s’était renseignés sur les révoltes populaires, notamment autour de Thomas Müntzer, en Allemagne. Historiquement, les révoltes de la fin du Moyen Âge aux revendications égalitaires sont portées par la contestation religieuse et la naissance du protestantisme. On ne voulait surtout pas rentrer dans ces considérations religieuses. L’enjeu était de parvenir à faire du divertissement avec une intrigue politique. L’équilibre était compliqué. La religion aurait encore brouillé le propos. » Pris au jeu des situations miroirs pour parler d’aujourd’hui, un cadre historique et religieux trop réaliste aurait pu conduire à des contresens entre ce monde fantasmé et l’actualité contemporaine. Dans ce Moyen Âge laïc et pourtant enchanté, l’Âge d’or est le mythe fondateur, le texte perdu des origines, révélé au fil de la narration par des fragments qui évoquent l’égalité, la fraternité et le bien commun source du bonheur individuel, avant de s’incarner en objet magique à la fin du premier tome, dans une séquence digne d’Indiana Jones. « Dans l’histoire, l’Âge d’or est d’abord une promesse faite au lecteur. Il était nécessaire de formuler le texte au moins partiellement. Le plus difficile était de rester crédible, donner du souffle sans tomber dans le lyrisme ni paraître plaquer pour les besoins de l’histoire. L’Âge d’or, c’est la mémoire des combats passés des hommes pour leur émancipation, une force bonne ou mauvaise selon l’usage et l’interprétation qu’on en fait », commente Cyril.

À la manière d’une allégorie du pouvoir de la connaissance, le texte et sa puissance d’évocation, de mobilisation et de prise de conscience, matérialisé dans un livre-objet ensorcelé capable de fonder la société idéale ou de tout détruire, devient le personnage à part entière du récit d’aventure, un peu à la manière de l’anneau de Sauron dans Le Seigneur des anneaux, en prenant possession des différents protagonistes. C’est l’Âge d’or qui fait basculer les personnages, encourage l’ambition des puissants, celle du roi défunt et de sa fille la princesse Tilda, de même qu’il inspire les révoltes du peuple. L’utopie ainsi incarnée sert de pivot dans un univers d’heroic fantasy qui convoque un imaginaire collectif imprégné du souvenir des contes de fées, de Robin des Bois, de chevaliers ou de châteaux forts. Roxanne insiste : « Ce qui est intéressant n’est pas de créer un nouveau monde ; on part de l’imaginaire commun. Il y a un vrai plaisir à tordre et transformer ces codes familiers qu’on a assimilés depuis l’enfance. Mais la construction de l’histoire restait le plus important. » De fait, le diptyque a d’abord été pensé d’un seul tenant en quatre parties structurées comme quatre saisons. Au premier tome assez lumineux répond un second tome plus crépusculaire. « On a soigné l’écriture du scénario pour faire en sorte que tous les éléments s’imbriquent bien, en resserrant les effets d’annonce pour soutenir le rythme du récit », ajoute-t-elle. Poussé par la fuite en avant de l’héroïne et le contexte de révolte et de guerre, le lecteur est entraîné de rebondissement en rebondissement au cours d’une cavale épique éblouissante.

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Une chanson de geste féministe

De chevauchées en exploits guerriers et péripéties fantastiques, L’Âge d’or rappelle les chansons de geste, sauf qu’au jeu des inversions des canons médiévaux, une femme a remplacé le preux chevalier. Roxanne commente : « Au départ, Cyril tâtonnait en dessinant des personnages de princesse, et on a commencé à raconter son histoire. On tenait vraiment à ce qu’il y ait une dimension féministe, c’est pourquoi on a aussi imaginé la communauté de femmes dans la forêt. » Personnage de pouvoir, incarnation de la tyrannie, la princesse Tilda aimante le mystère au gré de ses malaises et de ses visions traitées en séquences graphiques plus abstraites et énigmatiques. « Le diptyque décrit la longue quête intérieure de cette jeune princesse, monarque éclairée transformée par la vengeance en chef de guerre violent avant de comprendre la finalité de son destin », ajoute Cyril.

Choisir un personnage féminin au pouvoir autoritaire déterminait en miroir inverse la mise en scène d’une société égalitaire et féministe à travers la communauté rassemblée dans la forêt autour d’Abigaëlle, où la princesse blessée après son évasion est recueillie pour être soignée. Si cette communauté peut rappeler les couvents de religieuses au Moyen Âge, ce refuge exclusivement réservé aux femmes sert de modèle autarcique d’autonomie d’une collectivité exemplaire et combattive. Ces femmes font la démonstration concrète du projet utopique exposé à travers l’organisation de leur microsociété qui distribue les activités entre l’entraînement au combat, la forge, le potager, les discussions philosophiques et la bibliothèque. Ce havre de paix propose un modèle en prolongement des insurrections dans la Péninsule, le pays de cocagne où s’embrasent des révoltes paysannes matées par les seigneurs. La nécessité de se protéger de la violence et de la domination masculine justifie l’expression d’un féminisme radical poussé jusqu’au rejet des hommes. Le débat est posé, et si le féminisme inspire les bases de l’utopie contemporaine, la révolution sociale qui s’annonce ne se fera pas sans un esprit d’égalité paritaire. C’est ce que prône le double personnage Frida-Hellier à la jonction entre les deux, porteur de l’utopie réconciliatrice, de la « grande et belle cause ». Cyril résume : « C’est comme un échiquier politique : au gré des jeux de pouvoir et des rapports de force, chaque personnage incarne une pensée ou une idée en fonction de ce qu’il est et fait dans l’histoire. » Fidèles à la tradition médiévale, les personnages se distribuent autour de l’héroïne ; chacun incarne un caractère lié à une condition sociale précise, qui définit à la fois son rôle et son évolution. En pendant masculin de la jeune princesse, le fidèle seigneur Tankred, aristocrate modéré et paternaliste, est accompagné par son protégé Bertil, homme du peuple qui, à la faveur des événements, s’engage dans la lutte contre la monarchie. Face au monde des puissants, les saynètes des trois « gueux » introduisent l’histoire et ponctuent le récit dans des mises en scènes qui rappellent les farces médiévales et la silhouette des Mendiants de Brueghel, donnant de l’écho aux révoltés et aux pendus de la Péninsule. « Ces personnages du peuple sont des contrepoints nécessaires en regard des seigneurs comme Tilda qui se situent en surplomb de l’histoire, c’est-à-dire en capacité d’agir et de décider. Il était impératif de montrer la perception de ceux qui subissent jusqu’au jour où ils refusent, comme Petit Paul, qui jouera un rôle capital ensuite », annonce Cyril.

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Une féerie visuelle

Transporté dès les premières planches, en doubles pages enluminées, le lecteur pénètre dans les enchantements du bois d’Armand, au milieu des arbres noueux d’une forêt ensorcelée. Le sortilège graphique opère dans les tons chauds d’un récit inspiré par l’esthétique médiévale, dans une orfèvrerie de couleurs numériques dont Cyril Pedrosa a le secret. « Je me suis inspiré des fresques et des tapisseries médiévales que j’ai cherché à réintroduire dans ces doubles pages. J’ai même pensé un temps pouvoir déplier des pages en accordéon comme dans un leporello. » Dans les vues d’ensemble, les cortèges et les armées déambulent dans les paysages fabuleux où les dialogues suivent le dessin en hommage à cette proto-bande dessinée médiévale qui inventait la narration dans l’image. Moins naturaliste que dans Portugal ou Les Équinoxes, cédant les jeux de transparence aux contrastes renforcés, la couleur fait partie intégrante d’une narration qui chapitre les séquences en variations de tonalité, selon qu’on ajoute ou enlève une teinte au gré des glissements spatio-temporels. « La couleur, c’est toujours la bagarre. J’avais vraiment en tête la broderie et l’enluminure, c’est pourquoi j’ai utilisé au maximum des traits colorés qui viennent se détacher sur des fonds sombres. Techniquement, je travaille mes planches à l’encre en noir et blanc, puis sur Photoshop je transpose les traits noirs en couleur. Pour certains motifs et matières, j’ai des dessins à part, comme des tissus imprimés, que je viens mettre par-dessus certains fonds colorés. Au fur et à mesure la technique se met en route, mais ça reste très intuitif. Au début je limitais le nombre de tons, et plus le livre avance, plus les tonalités se complexifient, comme la lumière traitée parfois en colorimétrie très marquée, parfois déclinée en plusieurs tonalités », affirme le dessinateur.

Dans un vocabulaire graphique et une construction inspirée par l’esthétique médiévale, le trait animé par un découpage épique vire parfois à l’abstrait. « C’est toujours compliqué d’ajuster son graphisme à l’histoire. Roxanne m’a bien aidé. Je me suis imprégné de toute l’imagerie de la fin du Moyen Âge, juste avant la Renaissance et l’apparition de la perspective, en jouant sur les mises à plat dans l’image de certains éléments et surtout en reprenant les répétitions de personnages dans la même image, un procédé narratif très commun pour l’époque, propre à toute cette communication visuelle destinée à un peuple qui ne sait pas lire, par exemple dans les retables ou les vitraux », ajoute-t-il. L’artifice campe le récit dans un univers médiéval, tout en permettant un découpage classique et régulier des planches sur trois bandes jamais plus resserrées qu’un damier de six cases. Une manière aussi de mixer les procédés entre les emprunts médiévaux et l’espace en perspective reconstruit dans les cases, dans un ensemble presque storyboardé qui multiplie les effets cinématographiques de champ-contrechamp, de plans panoramiques en plans larges, de plans resserrés en gros plans. C’est le secret du bon dosage dans une alchimie des images qui projette cette épopée en cinémascope. Roxanne témoigne : « Cyril avait dessiné trente pages qu’il a recommencées entièrement. Au départ il avait pris le parti de travailler au crayon, ça donnait un rendu vraiment « disneyen » très beau et assez rond, mais qui n’allait pas dans le registre. Il fallait rajouter un peu de bizarrerie. » Et pourtant Disney reste en filigrane de cette bande dessinée composée comme un grand spectacle pour plaire à tous. Cyril conclut : « On voulait vraiment favoriser le plaisir de lecture, surtout ne pas faire quelque chose de théorique. C’est l’action qui raconte, qui démontre. Sans forcément convaincre le lecteur, on souhaite toucher le plus de monde possible ! » C’est tout le charme de cette utopie.

Lucie Servin

-> Dossier de Presse réalisé pour la collection Aire-Libre