L’Algérie française dessinée par Jacques Ferrandez
A l’occasion du cinquantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, le musée de l’Armée aux Invalides à Paris revient dans une exposition sans parti pris sur les 132 ans de présence française en Algérie, en s’appuyant notamment sur les planches du dessinateur des Carnets d’Orient.
L’historien Benjamin Stora rappe lait qu’ “un ensemble subtil de mensonges et de refoulements organise la mémoire algérienne”. Cette histoire sanglante, passionnelle et complexe a mis du temps à s’affranchir des tabous et des polémiques. Les historiens ont d’ailleurs appelé la “désunion” des mémoires, les perceptions contradictoires qui ont longtemps creusé une fracture entre les témoignages et les interprétations, soulignant le caractère inconciliable et antagoniste des points de vue exposés. Un état de fait qui prolonge les traumatismes sur les générations nouvelles et empêche une réconciliation apaisée des souvenirs. Ce n’est qu’en octobre 1999 que le Sénat adopte une loi visant à la reconnaissance par la République du terme “guerre d’Algérie”. Même si celui-ci est largement popularisé depuis la fin des années 60, la terminologie officielle préférait parler des “événements d’Algérie” pour qualifier ce conflit qui prend sa source dans les massacres d’Algériens par l’armée française en 1945 et qui éclate radicalement dans une guerre d’indépendance en 1954 à l’issue du retrait d’Indochine. Cette guerre longue de sept ans et demi aboutit après le vote du référendum sur le droit de l’Algérie à l’autodétermination en janvier 1962 à la signature des accords d’Evian le 18 mars. L’indépendance est déclarée le 5 juillet 1962. Guerre anticoloniale légitime pour les Algériens et guerre civile pour les Français d’Algérie contraints d’immigrer après la proclamation de l’indépendance, les souffrances et les massacres obligent au devoir de mé moire.
Une exposition pédagogique
Cette exposition, intitulée “L’Algérie à l’ombre des armes, 1830-1962”, rassemble 270 objets et œuvres de toutes sortes (uniformes, armes, peintures, documents officiels, photos, cartes, films, coupures de presse ou dessins) dévoilant la destinée de l’Algérie française depuis la conquête jusqu’à l’indépendance. La “Grande muette” desserre les dents et propose avec rigueur un parcours chronologique divisé en deux espaces didactiques et pédagogiques qui montrent les processus de colonisation et de décolonisation. Le soin apporté dans le contenu et la scénographie ne fait pas l’impasse sur la violence et les faits historiques aujourd’hui avérés. Le propos met en lumière sans ambiguïté les massacres, l’usage et la pratique de la torture ou de la répression, initiant le spectateur au jeu de la propagande et de la censure. Sans se focaliser uniquement sur la guerre d’indépendance, “le temps long” de 1830 à 1962 permet également de comprendre l’ensemble des enjeux et du contexte colonial en écho à l’historiographie renouvelée des dernières décennies.
Un cinquantenaire discret
Le cinquantenaire de l’indépendance n’a pourtant pas enterré toutes les vieilles querelles et malgré une historiographie abondante, toutes les archives n’ont pas été publiées. Les polémiques omniprésentes sur la guerre d’Algérie attestent des difficultés de construire une mémoire commune entre les visions française et algérienne. Le débat sur le rôle positif de la colonisation en 2005 a d’ailleurs suscité un tollé du côté algérien, empoisonnant les relations diplomatiques. Mais ce type de débat nourrit également en Algérie les visées politiques du parti majoritaire qui monopolise le pouvoir. Par ailleurs, la France n’a toujours pas résolu le problème des harkis et de nombreuses associations militent encore pour la reconnaissance de l’action et du traitement de ces soldats algériens en- gagés au côté de l’armée française contre les indépendantistes du FLN (Front de libération nationale).
La BD au service de l’Histoire
Jacques Ferrandez est né en 1955 à Alger, mais à peine quatre mois après sa naissance sa famille rentre en France. Il publie le premier tome des Carnets d’Orient en 1987, des carnets qui l’occuperont près de 25 ans jusqu’à la parution en 2009 du dernier tome Terre Fatale. Dans cette fresque romanesque et historique, divisée en deux cycles de cinq tomes chacun, le dessinateur retrace l’histoire d’une famille de colons sur plusieurs générations depuis les débuts de la colonisation jusqu’à l’indépendance. Comme dans les carnets de voyage, l’artiste s’amuse à mélanger les styles graphiques, cases classiques, coupures de journaux ou encore simple croquis. S’il se considère comme un pied noir, le dessinateur n’a jamais vécu en Algérie et c’est depuis sa région niçoise qu’il compile documents his- toriques et matériaux documentaires pour créer cette œuvre de mémoire. Une saga remarquable par sa justesse de ton qui évite à tout moment une interprétation trop manichéenne des événements. En multipliant les points de vue et les sources, Jacques Ferrandez livre ainsi une compilation étonnante saluée en France et en Algérie, si bien que ces bandes des- sinées servent au sein des établissements scolaires pour l’apprentissage de la période. Le dessinateur ne se considère ni comme un historien, ni comme un journaliste. En acceptant de s’associer à cette exposition, il adhère surtout à l’esprit constructif qui s’en dégage au regard des historiens sollicités et des documents rassemblés. Une première en BD pour le musée de l’Armée, une consé- cration pour Ferrandez qui n’a eu de cesse de dessiner cette Algérie natale rêvée et dont l’histoire revit sous ses traits réalistes et incarnés. L’auteur parlerait d’une suite …
Exposition jusqu’au 29 Juillet 2012, Hôtel des invalides – 129, rue de Grenelle – 75007 Paris –www.invalides.org
Pour aller plus loin :
– Une rencontre avec Jacques Ferrandez est organisée le samedi 16 juin de 14h à 16h autour des Carnets d’Orient, de l’histoire à la fiction. Auditorium Austerlitz (réservation gratuite et obligatoire) histoire-ma@invalides.org
– Un catalogue de l’exposition, édité par Casterman prolonge le propos de l’exposition : un complément indispensable, 29,00 euros.
La BD et les témoignages en marge de l’Histoire
L’histoire de l’Algérie reste encore à écrire. Le site internet Owni associé à El Watan a lancé le 19 mars dernier à l’occasion du cinquantième anniversaire des accords d’Evian un musée numérique en devenir sur le site memoires-algerie.org. Les internautes sont invités à fournir sur cette plateforme leurs archives personnelles et témoignages, tandis que les administrateurs rassemblent archives officielles militaires ou administratives. Du côté de la BD, Joe Sacco en écrivant Gaza 1956, en marge de l’histoire initiait un genre en 2010. Dans cette somme de plus de 400 pages, le reporter mène son enquête sur un massacre de près de 275 villageois par l’armée israélienne en 1956 durant la crise de Suez, mentionné dans une note de bas de page dans un rapport des Nations Unies. Après Maus d’Art Spiegelman, Sacco fait revivre les témoignages dans les cases et donne ses lettres de noblesse à la BD documentaire. Avec le cinquantième anniversaire de la guerre d’Algérie, une production nouvelle apparaît traitant du réel et mettant en scène la voix des témoins. Des récits touchants d’une rare intensité rappelant à la fois la complexité du conflit et les enjeux pour les destinées individuelles.
Retour sur la tragédie du 8 février 1962. Une manifestation paci- fique est organisée contre la répression violente que subissent les Algériens en métropole, contre l’OAS et pour la paix en Algérie. La police charge au moment où la foule se disperse. Bilan neuf morts et 250 blessés. Maryse, une jeune lycéenne de 17 ans se souvient. Un récit puissant contre l’oubli et une passionnante leçon d’histoire.
- LE CYCLE AUTOBIOGRAPHIQUE DE FARID BOUDJELLAL,
4 ALBUMS PARUS, FUTUROPOLIS
Farid Boudjellal est né en 1953 à Toulon et vit à Paris. Algérien par ses parents, sa grand-mère arménienne a fui le génocide. À l’âge de huit mois, il attrape la polio. De son expérience, il commence un cycle autobiographique sur son histoire en 1999 avec Petit Polio, une BD inspirée de son enfance, suivent ensuite Mémé d’Arménie et Les Années Ventoline. Le dernier en date, Le Cousin Harki, paru cette année, s’intéresse cette fois au traumatisme des harkis. Le travail à la couleur directe et l’ambiance intimiste font la force de ses témoignages. - LES MOHAMED, JÉRÔME RUILLER D’APRÈS MÉMOIRES D’IMMIGRÉS DE YAMINA BENGUIGUI, SARBACANE, 285 PAGES, 25 EUROS.
Paru en 2011, les Mohamed ne traitent pas seulement de l’Algérie, mais de l’ensemble de l’immigration maghrébine en France après les indépendances. Le livre inspiré par l’ouvrage publié en 1997 par Yamina Benguigi, une journaliste d’origine algérienne, se divise en trois parties (les pères, les mères et les enfants). Cette somme de témoignages compile le récit de l’arrivée en France de ces immigrés et retrace les enjeux de cette mémoire pour l’histoire française. Un documentaire enrichissant pour comprendre le prolongement de ces conflits de décolonisation, les déracinements et les humiliations, autant de facteurs qui façonnent le portrait de la société française d’aujourd’hui.
- RETOUR À SAINT-LAURENT DES ARABES , DANIEL BLANCOU, DELCOURT, 142 PAGES, 14,95 EUROSEn interrogeant ses parents, jeunes instituteurs à la fin des années 1960, Daniel Blancou dresse un récit poignant et indispensable sur le camp de harkis de Saint-Maurice-l’Ardoise dans le sud de la France. Témoignage sur la vie de ces Algériens parqués dans ces camps militaires, sur l’enfance, le ressentiment et le traitement de ces harkis abandonnés par la France à travers le point de vue de deux jeunes français débarqués et ignorants.
[…] A lire également sur le calamar noir, le dossier sur le cinquantième anniversaire de la guerre d&r… […]