L’avortement en mémoire du corps des femmes
«Parce que tout s’oublie vite », le Choix est avant tout un livre de mémoire. Après Dans l’ombre de Charonne, sur la répression de la manifestation contre l’OAS et la guerre d’Algérie en 1962, et la Vie sans mode d’emploi. Putain d’années 80 !, sur la désillusion mitterrandienne de la décennie, le Choix est la troisième bande dessinée réalisée par le couple Désirée et Alain Frappier. Militants et engagés, ils traitent cette fois de la bataille pour le droit à l’avortement.
Quarante ans après la loi Veil, plus qu’une commémo- ration, grâce à la sensibilité d’un récit autobiographique émouvant, le Choix est d’abord le témoignage d’une vie, la lettre intime d’une fille à sa mère, la reconstruction de la destinée d’une femme et de son vécu au regard de l’Histoire. « Je me dis que tous ces souvenirs qui me reviennent ça peut faire une histoire, une histoire qui raconterait comment c’était avant », confie l’écrivaine qui peut compter sur le graphisme puissant et le dessin dynamique d’Alain. Le peintre est dramaturge, il joue des contrastes, en noir et blanc, ose les cadrages dynamiques et toutes les mises en scène pour illuminer la poésie qui se dégage des mots de sa femme. Des mots simples, des mots qui vibrent. « On n’oblige pas les gens à avoir des enfants (…). Les enfants portent les silences de leur mère, des silences qui se transforment en chagrins qui durent. » Désirée s’explique de cette voix off qui entraîne et plonge dans l’intimité des secrets. Car la bataille pour le droit à l’avortement implique plus qu’une simple loi, elle implique le droit de choisir, la nécessité d’encourager la contraception dès l’adolescence et la revendication fondamentale d’un individu de naître en ayant été désiré. « C’est dans le désir qu’ont eu de nous nos parents, qu’ils soient biologiques ou non, que s’acquiert le sentiment de légitimité. » Ironie du sort, Désirée, elle, n’était pas désirée et son expérience personnelle renseigne d’autant plus qu’elle se nourrit de tous les repères historiques indispensables, la loi de 1967 sur la contraception, le manifeste des 343 en 1971, le procès de Bobigny en 1972, les débats parlementaires autour de la loi de 1974, la campagne infamante contre Simone Veil, ou encore les actions des militantes du Mlac (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception). Lorsque la loi est enfin promulguée, le 29 novembre 1974, Désirée écrit « le soleil nous pique les yeux, c’est un peu comme si on nous annonçait la fin d’une guerre ».
Une enquête rigoureuse
La mise en perspective est édifiante et soutenue par les témoignages d’hier à aujourd’hui que les auteurs collectent pour alerter contre les menaces de remise en cause des acquis récents. L’album atteint le juste équilibre. Le récit personnel et sensible se conjugue avec la volonté d’une reconstitution historique précise, une enquête rigoureuse, enrichie par les annexes et le contexte de réalisation de l’album. Récit intime et documentaire, le Choix est un plaidoyer politique, qui lutte contre la culpabilisation moralisante de l’avortement et prône un acquittement universel. L’album conclut sur les mots de Nancy Huston : « C’est en raison de leur pouvoir terrifiant de droit de vie et de mort que les femmes ont été contrôlées et soumises par les hommes depuis la nuit des temps. » De quoi mesurer l’importance d’avoir le choix. Car de ce choix-là dépend aussi le droit au bonheur. C’est tout l’enjeu du souvenir.
Lucie Servin
[…] A lire des mêmes auteurs sur le calamar, la chronique de l’album Le choix (ici) […]