Le dessin libéré à la Halle Saint-Pierre
Sur l’affiche de l’exposition le « Cahier dessiné », à la Halle Saint-Pierre, à Paris, un œil écarquillé, un œil qui regarde. « Il faut voir, et voir, c’est le contraire d’avoir vu. C’est un éternel recommencement », explique Frédéric Pajak. Écrivain, essayiste et dessinateur, il fonde Les Cahiers dessinés en 2002, une maison d’édition et une revue dont le dixième numéro constitue le catalogue imposant et enrichi de l’exposition. Dans sa démarche, Frédéric Pajak n’a de cesse de remettre en question les définitions réductrices qu’on accole au dessin et à l’art en général. En revendiquant le dessin comme langage essentiel de l’imaginaire, il en démontre la richesse, la diversité, les possibles. Une liberté totale, sans restriction ni de genre, ni d’époque, ni de lieu, ni de techniques.
D’Hugo à Schulz, Smith, Ungerer ou Topor
La rétrospective est immense : plus de 500 œuvres de 67 artistes depuis le XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, connus et inconnus, de tous les horizons. Elle associe les encres de Victor Hugo, les clichés-verres de Bruno Schulz, les assemblages surréalistes de Saul Steinberg, les gravures de Vallotton, les peintures d’Alechinsky, les abstractions de Francine Simonin, l’hyperréalisme de Marcel Bascoulard, les brumes d’Anne Gorouben, les découpages organiques de Corinne Véret-Collin, les papiers froissés de Kiki Smith, les transes microscopiques de Raphaël Lonné. Dessins d’artistes, dessins d’art brut, dessins d’humour et dessins de presse : Chaval, Sempé, Ungerer, Topor, Siné, Gébé, Fournier, Reiser, Willem, Vuillemin, Muzo ou Copi. De la figuration à l’abstraction, de l’intelligibilité immédiate à l’opacité de certaines œuvres, les dessins se révèlent dans les dimensions les plus inattendues, audacieux ou retenus, enragés ou disciplinés. Ils provoquent du plus subtil sourire au plus profond malaise. Dans le doute, la raison échoue dans sa logique unificatrice, sécurisante et rassurante. Elle pose la question de l’évidence : qu’est-ce que le dessin ? Frédéric Pajak répond : « Le dessin c’est l’invisible, je peux tracer un dessin rien qu’avec ma main dans les airs, car le dessin c’est l’absolue réalité du regard intérieur. »
« Le dessinateur obéit à la grâce, à l’instinct, au rêve »
Voir ! Les perceptions sont toujours à renouveler, car la certitude n’est qu’un préjugé, sans remise en question. L’exposition déconstruit peu à peu notre perception ordonnée, l’envie totalisante d’aligner les cadres, d’ériger des frontières. Le dessin surgit ainsi comme la matière même de l’art, une matière mouvante et illimitée. Car le dessin peut tout. Loin d’une vision fermée et globalisante, l’esprit se trouble devant l’inconfort de la liberté.
Voir ! Au fond de l’œil, partir dans l’exploration des regards intérieurs, trouver la spontanéité du geste initial, dessiner. L’exposition, sur deux étages, distingue deux espaces en noir et blanc, deux hémisphères pour écouter les langages, les dialogues, les pensées. La richesse hypnotise, déstabilise aussi, car regarder un dessin, c’est se mettre en danger. « Tout dessinateur est un anarchiste. Il obéit à la grâce, à l’instinct, au rêve et à la vie intérieure. Il noircit quand il faut colorier, et colorie quand il faut noircir. »
Voir ! L’expérience de Frédéric Pajak est plus que salutaire et nécessaire, elle est libératrice, elle rend au dessin la possibilité d’un programme sans limites, une liberté toujours à conquérir.
Lucie Servin
un article paru le lundi 23 février 2015 dans le journal L’Humanité