Le temps de l’Amérique désenchantée
Lundi 21 janvier, les Etats-Unis célébreront l’investiture officielle de Barack Obama pour son second mandat. Jours de destruction, jours de révolte du journaliste Chris Hedges et du dessinateur Joe Sacco résonne comme un cri d’alarme. Un portrait engagé des oubliés de l’Amérique.
“Parce qu’ils ont semé le vent, ils moissonneront la tempête”. En exergue à cette somme considérable, la prophétie biblique d’une catastrophe humaine, écologique et sociale. Les auteurs de Jours de destruction, jours de révolte livrent à la veille du deuxième mandat de Barack Obama un autre portrait de l’Amérique, loin des clichés sur la puissance et la magnificence, un récit à charge contre les élites politiques et économiques, un témoignage documenté, faits et chiffres à l’appui qui forme un véritable plaidoyer des laissés-pour-compte, des sans voix et de toutes les victimes d’un système qui a conduit depuis la conquête de l’Ouest et le génocide amérindien à la destruction des hommes et des terres. Ce triste bilan révélateur au lendemain d’une crise financière mondiale sans précédent décrit depuis les origines, les mécanismes d’un système animé par la seule force du profit. “Le capitalisme oligarchique va tous nous tuer. Au sens propre du terme. Comme il a tué les Amérindiens, les Afro-américains pris au piège dans les ghettos de nos centres villes, les laissés-pour-compte des régions houillères saccagées et les ouvriers agricoles réduits à l’état de serfs. Rien ne l’arrête, tant que cela permet d’engranger les bénéfices”, affirme Chris Hedges dans la préface du livre qui donne d’emblée la tonalité engagée et pamphlétaire de l’ensemble et qui n’est pas sans rappeler le ton des documentaires de Mickael Moore. Pourtant, les faits présentés successivement par les textes de Chris Hedges, les illustrations en noir et blanc et les planches en bandes dessinées de Joe Sacco ne peuvent se résumer à un simple coup de gueule en faveur des opprimés. Le travail d’enquête, la compilation des témoignages et de la documentation historique forment un corpus cohérent, argumenté et relativement inédit pour des observateurs européens. Que savons-nous de l’Amérique ? Dans les débris gisant d’un rêve américain transformé en cauchemar, les deux auteurs font vibrer les écarts criants de cet autre géant aux paradoxes, ainsi que l’historien Jean Râdvanyi désignait l’ex-URSS, capable du meilleur comme du pire. Car des pays industrialisés, les Etats-Unis affichent le plus fort taux de pauvreté, la plus forte consommation d’antidépresseurs par habitant, le plus fort taux d’homicides, la plus forte population carcérale… La liste est longue pour décrire les revers de la première puissance mondiale, asphyxiée par sa dette, qui sacrifie sa population à la grandeur et affaiblit les marges de manœuvre d’un Barack Obama, tout juste réélu.
Cinq Chapitres, Cinq reportages
Le livre n’a rien d’une BD, n’en déplaisent aux fans de Joe Sacco, qui ne retrouveront pas les contours de ses reportages graphiques en Bosnie, en Palestine ou en Tchétchénie. Cette fois, en tandem avec Chris Hedges, Sacco s’attache à décrire la face cachée de son pays autour de destinations emblématiques des aberrations d’un système prédateur et autodestructeur. Au terme de deux ans, cinq destinations : la réserve indienne de Pine Ridge (Dakota) sert de décor au Temps des spoliations, la ville de Camden (New Jersey) décrit Les Jours de sièges, expliquant les effets de la crise financière, l’insécurité et la pauvreté sur cette population victime d’une corruption municipale et fédérale généralisée. Dans le sud de la Virginie occidentale, Les Jours de destructions soulignent les conséquences de l’éradication du syndicalisme minier et l’anéantissement des ressources naturelles. Le Temps de l’esclavage livre un sombre compte rendu sur l’exploitation des immigrés d’Amérique centrale par l’industrie agro-alimentaire de Floride. Chronique d’un désastre annoncé révélé par le prisme de la désillusion. Les deux journalistes dressent un tableau noir émaillé de témoignages pris sur le vif, de l’histoire industrielle des Etats-Unis allant du génocide amérindien à la conquête de l’Ouest, aux vagues d’immigration et la destinée des travailleurs depuis la création des mines et des chemins de fer pour observer les ravages écologiques, humains et sociaux, jusqu’à l’avènement des banques.
Une note d’espoir ?
Le dernier chapitre Jours de révolte déroule une chronique détaillée du mouvement “Occupy Wall Street” qui débute le 17 septembre 2011 au parc Zuccotti à New York. Un mot d’ordre : “Nous sommes les 99 % qui ne tolèrent plus l’avidité et la corruption du 1 % restant.” Très impliqué dans ce mouvement qui dénonce la liaison dangereuse entre l’Etat et le pouvoir financier, le duo relate le soulèvement newyorkais dans la droite ligne du mouvement des indignés espagnols comme l’annonce de changements et d’une révolution pacifique en marche. Pourtant, cette partie porteuse d’espoir est sans doute la plus subjective et la moins convaincante. Un appel désespéré au réveil des consciences qui résonne en porte à faux depuis que ces indignés se sont vus chassés sans sommation de Wall Street et Barack Obama réélu.
Echecs ou prémices d’une révolte à venir ? Jours de destruction, jours de révolte a le mérite de poser toutes ces questions et de donner à voir les conséquences de ce que le sociologue Max Weber désignait comme le grand désenchantement du monde, en interrogeant les valeurs de notre culture occidentale et en avertissant sur le danger d’un élan autodestructeur effrayant.
Lucie Servin
Jours de destruction, Jours de révolte, Chris Hedges et Joe Sacco, Futuropolis, 313 pages, 27 euros
Chris Hedges, un journaliste engagé
S’il est inutile de présenter Joe Sacco, reconnu comme un maître de la BD reportage, Chris Hedges est largement méconnu en France, alors qu’il est considéré aux Etats-Unis comme un des journalistes les plus engagés. Grand reporter de guerre, il a travaillé pendant 20 ans comme correspondant en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient et dans les Balkans et a reçu le prix Pulitzer en 2002 pour sa contribution à des articles du New York Times sur le terrorisme. Mais Hedges quitte ce journal avec la parution de son premier bestseller, War is a force that gives us meaning (2002) à cause de ses critiques de la guerre en Irak. Il publie ensuite un certain nombre d’essais historiques et politiques, dont seulement deux ont été traduits en Français en 2012 : La mort de l’élite progressiste et L’empire de l’illusion : la mort de la culture et le triomphe du spectacle. Connu pour ses positions radicales, Chris Hedges s’est également illustré comme un des plus fervents défenseurs des droits de l’homme et de la liberté de la presse aux Etats-Unis, intentant un procès à l’administration Obama contre la constitutionalité de la National Defense Authorization Act for Fiscal Year 2012 (NDAA), une loi aux contours flous qui permet, au nom de la lutte contre le terrorisme, de détenir indéfiniment tous les citoyens ou résidents américains suspectés de soutenir de telles activités. Fer de lance du mouvement des indignés de Wall Street, qui lui a valu une arrestation au cours des manifestations, il publie depuis fin 2008 dans les colonnes du site progressiste Truthdig, où il n’a de cesse de dénoncer la trahison des Démocrates vis-à-vis des valeurs de la gauche américaine.
Dans la continuité d’Howard Zinn
Jours de destruction, jours de révolte s’inscrit dans la droite ligne des écrits de l’historien progressiste Howard Zinn dont L’Histoire populaire des Etats-Unis avait magistralement été traduite en bande dessinée par Mike Konopacki et Paul Buhle. Lors d’une conférence contre la guerre en Irak, Howard Zinn lui-même, dans un monologue poignant, confronte les choix subjectifs et humanistes du militant à l’objectivité des informations vérifiées de l’historien. Fidèle à la pensée de l’auteur de L’impossible neutralité, cette mise en forme originale est plus qu’une tentative de vulgariser une oeuvre déjà best-seller. Historien des minorités et des luttes, militant pacifiste et défenseur des droits civiques, Howard Zinn publie, en 1980, cet ouvrage de référence qui renouvelle profondément l’histoire américaine en mettant l’accent sur les éléments occultés dans la mémoire nationale et sur toutes les formes d’injustice sociale. Le récit graphique compile témoignages visuels, archives officielles, photographies célèbres ou privées, coupures de journaux, caricatures et symboles, saluant le courage et la pertinence de la réflexion historique du professeur au regard de ses convictions. Un puissant appel à la résistance contre la situation actuelle, la guerre, l’oppression et l’impérialisme, les massacres et la torture. Un récit qui résonne en écho aux reportages de Chris Hedges et Joe Sacco.
Une histoire populaire de l’empire américain, Howard Zinn, Mike Konopacki et Paul Buhle, Vertige Graphic, 288 pages, 22 euros