Manu Larcenet, le scribe de l’indicible

Manu Larcenet, le scribe de l’indicible


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Dans un élégant format à l’italienne, Manu Larcenet adapte en diptyque, dont le second tome,  L’Indicible, vient de sortir, le roman de Philippe Claudel, Le Rapport de Brodeck, paru en 2007.
Une transcription magistrale en noir et blanc, fidèle, presque littérale, dans laquelle le dessinateur se projette en miroir d’un texte puissant sur la différence, la place de l’artiste et la peur de l’autre, aux racines de la xénophobie et du meurtre.

-> Une exposition à la Galerie Barbier-Mathon à Paris jusqu’au 10 septembre 2016.

 

L_Indicible_Le_Rapport_de_Brodeck_tome_2Des mots. Des mots pour nommer, des mots pour raconter, des mots pour soulager, pour justifier, des mots pour accuser, pour se souvenir. De simples mots disposés entre les lignes au milieu du silence, de l’indicible, de la peur et des non-dits. La qualité du roman de Philippe Claudel se tisse par le langage de celui qui écrit « L’Ereigniës », un mot pour désigner « la chose qui s’est passé ». Un mot « pour qualifier l’inqualifiable »,  dans le patois de ce village germanique, allégorique,  d’ici ou d’ailleurs, qui a connu la guerre et l’épuration. Une société repliée sur elle-même, en vase clos, éloignée de tout.

 

Une adaptation fidèle

« Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien ». Le soir de l’ « Ereigniës, » la vieille Fédorine envoie Brodeck chercher du beurre à l’auberge Schloss où tous les hommes du village se sont réunis pour assassiner « l’Anderer », l’autre, l’étranger, l’homme sans nom qui est arrivé, à la fin d’une journée de printemps, avec Mademoiselle Julie sa jument, et Monsieur Socrate son âne, pour s’installer longtemps. Trop différent pour être accepté, trop mystérieux pour ne pas être suspecté, les hommes du village l’ont tué, tous, sauf Brodeck, témoin malgré lui, obligé d’écrire un rapport pour justifier cette exécution. Il sera « le scribe » parce qu’il était là, parce qu’il a de l’instruction, parce qu’il rédige aussi des rapports pour l’administration. Son « je » sera le « nous » collectif et complice, celui du village, celui des bourreaux.

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Brodeck se soumet sous la contrainte, mais rédige en marge un autre récit,  une confession intime, qu’il cache, qu’il protège, livrant son témoignage pour la vérité, à la reconquête de lui-même, pour rattraper ce je, rescapé d’un camp où il est devenu « Chien Brodeck », un je qui pense et qui ne veux pas oublier. «Je sais que raconter peut être un remède sûr », disait Primo Levi, une phrase glissée dans la bouche de l’Anderer. « De grâce. Souvenez-vous », conclut Brodeck  dans le roman, enfin heureux. Ce n’est pas par ces mots que Larcenet achève son propre diptyque, car le village oubliera, « tout le monde n’est pas comme toi, Brodeck ». Les traces s’effacent dans la neige et les dernières planches enterrent les souvenirs dans la brume des montagnes, sur une note finale plus pessimiste.

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Les mots du roman, pourtant, Larcenet les a gardés tels quels, ou presque, fidèle à la matière originale, empruntant à l’intérieur du livre des citations entières qu’il embarque dans ses bulles narratives carrées comme dans les dialogues qu’il met en scène. Il condense parfois quelques images, aménage l’intrigue en supprimant quelques épisodes et souvenirs, ceux de la ville notamment, en fusionnant certains personnages et certains lieux, pour accentuer la tension dramatique et reconstituer au cœur du village, le huis clos qui se joue dans la tête de Brodeck, sa rébellion et son émancipation par le souvenir. (Je regrette juste à titre personnel la suppression du chien errant Ohnmeist).

La transposition suit le chemin proposé par l’écrivain, dans un scénario aux temporalités entremêlées qui semble taillé sur mesure pour la bande dessinée. « En relisant mon carnet, je vois que je file à travers les mots comme un gibier traqué. Je ne suis pas un conteur. Je ne cesse d’aller de l’avant, de revenir, de sauter le fil du temps, de me perdre sur les côtés… Ce fatras, c’est le chaos de ma vie » * De ce chaos émerge le potentiel graphique de la forme narrative,  qui enchaîne les flash-backs et les ellipses, jonglant sans cesse entre les souvenirs et le traumatisme du camp, dans la perspective de l’enquête au présent et de la reconstitution du meurtre.

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Le pouvoir de l’art

 « L’hiver qui chez nous est long comme des siècles embrochés sur une grande épée et pendant lequel autour de nous, l’immensité de la combe étouffée de forêts dessine une bizarre porte de prison. » écrit Philippe Claudel, cette phrase n’est pas retranscrite dans l’adaptation de Larcenet, elle émane des cases. C’est le coup de maître de cette bande dessinée dont plus de la moitié des planches sont muettes et gagent tout autant de l’univers et de l’ambiance suggérés par l’écrivain. Le silence évocateur s’habille des décors, personnifie la texture de la peur marquant les visages comme gravés par la vie, en proie aux remords et aux souvenirs. L’angoisse prend corps au cœur du noir, au rythme d’un travail soutenu case par case, planche par planche, dans le juste équilibre de motifs ou de paysages chargés de métaphores sombres. Les barbelés introduisent les réminiscences du camp, quand les oiseaux préfigurent l’envol et le nouveau départ, rappelant à l’orphelin qu’il a déjà fui la guerre et la folie des hommes.

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Par ses figures de style graphiques, ses planches naturalistes et ses découpages impeccables, Larcenet se fait interprète. Il recrée ses concordances et ses échos visuels, souligne les contrastes et accentue les tensions duales à l’œuvre dans le roman. La noirceur s’immisce par l’encre de chine, s’approprie la matérialité symbolique de la neige et absorbe la lumière dans l’intensité des ombres. En noir et blanc, le dessinateur ajuste un trait réaliste qui ne triche pas, un dessin pour tout dire, même l’invisible et l’indicible, comme un coup de chapeau à Rembrandt et au clair-obscur, au vecteur de l’art dans la quête d’absolu et de vérité.

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« Portraits et paysages », ainsi se nomme l’exposition de l’Anderer présentée à l’auberge. Le dessinateur en profite pour livrer un hommage aux grands artistes qui l’ont inspiré. De la même manière, la double planche miroir qui découvre la chambre remplie de L’Anderer lors de la visite de Brodeck (T2, P108-109) propose un vibrant portrait de l’humaniste voyageur, avec, dans chaque planche en damier de six cases, comme une juxtaposition de tableaux, qui montrent les références et les fascinations de l’auteur. Le diptyque devient à lui-seul la mise en abyme d’une grande exposition de « Portraits et Paysages », avec ses cases paysages et ses cases portraits, épinglées comme dans un livre-galerie, un carnet, celui de Brodeck, celui de Larcenet.

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Le dessinateur divise aussi le roman d’un seul tenant de 40 chapitres en deux parties distinctes se reportant chacune à 20 chapitres du livre, qu’il intitule « l’Autre » et « l’Indicible ». Des titres qui renforcent l’effet de miroir. Car le livre rejoue la tragédie annoncée dès la première scène par la mise à mort, en écho aux autres tragédies qui hantent l’esprit de Brodeck et que porte la mémoire refoulée du village entier. Les effets de répétitions et de parallèles construisaient déjà la matière littéraire de Philippe Claudel, Larcenet les amplifie pour caler son rythme, « regarder au-delà des choses ». Les deux tomes se répondent. Ils se complètent graphiquement et symboliquement l’un l’autre. Ce mouvement engage naturellement l’auteur, par l’intrusion de son regard, comme si Larcenet s’était fondu dans le texte, par le dessin, dans une intériorisation totale.

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L’idéal sacrifié par la peur

« Lui c’était un peu moi », affirme ainsi Brodeck dessiné en Larcenet à propos de L’Anderer, le peintre savant, « l’homme de peu de mots », le saint, l’idéal. La correspondance est facile, et le jeu scande la lecture des deux tomes, où le dessinateur convoque ses propres œuvres, battant la mesure d’une esthétique qui prolonge Blast et rappelle Presque, à travers sa représentation du camp. (un album où il racontait l’expérience traumatisante de son service militaire, théâtre lui aussi d’une tragédie). Mais quand Larcenet représente littéralement les militaires en monstres uniformisés, il ne trahit en rien le texte de Philippe Claudel qui écrit. «  C’est bien la peur éprouvée par d’autres, beaucoup plus que la haine ou je ne sais quel autre sentiment, qui m’avait transformé en victime. C’est parce que la peur avait saisi quelques-uns à la gorge, que j’avais été livré aux bourreaux, et ces mêmes bourreaux, ces hommes qui jadis avait été comme moi, c’est aussi la peur qui les avait changés en monstres, et qui avait fait proliférer les germes du mal qu’ils portaient en eux, comme nous les portons nous tous. »

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Contre les bourreaux, la victime, l’Anderer reste le véritable héros de cette histoire, héros car plus qu’humain, il est un être extraordinaire, un génie sans doute.  Il est « l’Autre » et « L’indicible »,  il est une abstraction et une exception, il est l’idéal, le bien contre le mal. « J’ai déjà dit qu’il parlait peu. Très peu. Parfois, en le regardant, j’avais songé à quelque figure de saint. C’est très curieux la sainteté. Lorsqu’on la rencontre, on la prend souvent pour autre chose, pour tout autre chose, de l’indifférence, de la moquerie, de la conspiration, de la froideur ou de l’insolence, du mépris peut-être. On se trompe, et alors on s’emporte. On commet le pire. C’est sans doute pour cela quel les saints finissent toujours en martyrs. »

L'ANdererAvec son carnet, son tatouage et son chapeau, « Le lunaire » rayonne dans les traits du dessin. Il observe, il perçoit, il sait, il est l’homme miroir, le reflet dérangeant d’une vérité enfouie, le révélateur des tabous et des consciences. Dans le premier tome, au village, il perturbe, il est l’Autre de la peur et de la culpabilité, de l’ignorance et du rejet. Le second tome résout les énigmes dans l’horreur, une horreur qui va jusqu’au bout de l’indicible vérité sur la nature humaine, celle qui justifie le meurtre pour continuer « à se contenter de vivre » comme des cochons, sans mémoire, « Cœurs et ventres unis », selon la devise du village.

Larcenet signe ici une oeuvre d’une intensité rare, comme une poésie tragique pétrie d’ombre et de lumière.

Lucie Servin

* Cette citation est un exemple d’une adaptation du texte par Larcenet. Le texte original n’emploie pas le terme « chaos ». (ed Livre de poche P134) « Quand je relis les pages précédentes de mon récit, je me rends compte que je vais dans les mots comme un gibier traqué, qui file vite, zigzague, essaie de dérouter les chiens et les chasseurs lancés à sa poursuite. Il y a de tout dans ce fatras. J’y vide ma vie. Ecrire soulage mon cœur et mon ventre. »

« Le rapport de Brodeck -Tome 1 – « L’autre » , tome 2, « L’Indicible » de Manu Larcenet, d’après l’oeuvre de Philippe ClaudelDargaud – 160 pages et 168 pages – 22,50 euros

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