Moebius, dialogue métaphysique sur l’infini
La nouvelle de la mort de Jean Giraud, alias Moebius, survenue le 10 mars dernier, a frappé les esprits et de nombreux hommages lui ont été rendus, dépassant largement la sphère du neuvième art. Une reconnaissance légitime pour un artiste révolutionnaire, explorateur universel des mondes parallèles.
Difficile d’aborder l’œuvre immense d’un artiste prolifique et protéiforme. Jean Giraud, alias Moebius est à l’image de ces cristaux aux facettes infinies qu’il aimait représenter, et qui déployaient dans leur transparence leur inextricable complexité. Difficile encore car la mort de Moebius endeuille une génération pionnière, de celle qui a lutté pour l’émancipation de l’art après 1968. Une génération pétrie par des idéaux libertaires qui avait déclaré la guerre aux tabous de l’inconscient collectif. Né en 1938, Jean Giraud dessine dès l’âge de 12 ans. Il commence à publier dans les périodiques avant d’être repéré par Jean-Michel Charlier qui le fait rentrer au magazine Pilote pour réaliser avec lui la série mythique Blueberry à partir de 1963. Le pseudonyme de Moebius apparait la même année dans le magazine libertaire Hara-kiri. Choisi en référence à la célèbre figure mathématique de l’infini, le ruban de Möbius, ce nom évoque le casse-tête modèle des paradoxes impossibles. Moebius affirmait lui-même avec lucidité « Sous le nom de Moebius, un nom emprunté au mathématicien et astronome allemand, je me suis offert la possibilité d’un programme sans limites. Je passais d’un système de commande extérieure – celle d’un univers commercial – à un système de commande intérieure. Cette liberté, il me fallait la conquérir, l’apprivoiser. » Arzach, publié en 1975-1976 accompagne la création de Métal Hurlant et incarne métaphoriquement cet envol, la libération créatrice de ce personnage muet chevauchant un oiseau aux allures préhistoriques. Jacques Loustal se souvient du « choc graphique » provoqué par l’apparition de cette série muette. L’influence de Moebius sur les artistes contemporains fait l’unanimité en Europe, aux Etats Unis et au Japon. Il a également joué un grand rôle pour la reconnaissance de la bande dessinée comme un art, brisant les préjugés académiques et idéologiques bien au-delà des cases, en imposant son crayon de maître dans le monde des idées et de la science.
Le dédoublement et l’art de la transgression
En fermant la porte à Pilote et à René Goscinny, Jean Giraud n’abandonne par la saga du western Blueberry qu’il poursuit même après la mort de Charlier en 1989, jetant les bases de son dédoublement fondateur. En 1999, il intitule d’ailleurs ses mémoires « Histoire de mon double ». Affranchi, artiste entier et multiple, signant Gir ou Giraud pour ses dessins réalistes et Moebius pour ses dessins libres et ouverts à une création plus personnelle, Moebius est devenu un sage anticonformiste, un transgresseur professionnel de tabous, un explorateur dans les univers parallèles du conscient et de l’inconscient. De Blueberry à la science-fiction, l’œuvre se transforme, ne se fige jamais, surprend toujours, se rencontre, s’oppose. Une bande dessinée hybride qui touche à l’art, à la philosophie, à la métaphysique et à la science. Giraud/Moebius se forge sa propre cosmologie intérieure en s’appuyant sur la topologie primordiale contenue dans le modèle du ruban de Moebius. Il en devient démiurge d’une infinité d’univers qu’il invente et transcende à partir de sa propre conscience. « Le monde de Moebius existe en état de flux », comme le décrit Alberto Mangel « les créatures sont constamment en train de devenir, en instance d’être autre chose ». Le dédoublement se distingue d’une dualité exclusive et l’interpénétration permanente est contrebalancée par la recherche d’un équilibre. Une catharsis où l’artiste s’échappe des cases pour libérer ses fantasmes et ses questionnements.. Moebius est un être de question, le dessin, son langage. Il exprime ses réflexions sur les univers, les dimensions multiples, l’infini, la relativité, le temps….. « La métamorphose plastique qui parcourt mes dessins n’est pas un fétiche ou une trouvaille graphique, c’est la métaphore de ce qui se produit à l’intérieur de nous en permanence » confie-t-il. Le ruban de Möbius sert également de base à la description de la structure de l’inconscient conceptualisé par Jacques Lacan, Moebius oscille et voyage entre le réel, le symbolique et l’imaginaire. Le réel, c’est l’impossible ! disait le psychanalyste, signifiant la limite absolue de l’esprit humain à déchiffrer la réalité extérieure, tout en consacrant la ruine de l’objectivité. A l’inverse de Jijé son mentor qui lui avait conseillé de piocher son inspiration dans l’observation du monde extérieur, Giraud/Moebius puise à l’intérieur de lui-même forgeant son style en travaillant son « nu intérieur » , nourrissant ses réflexions autour de l’affirmation du pouvoir créatif de la folie : « Je suis partisan de la skizophrénie contrôlée expliquait-il C’est ce qui permet de voir en relief. Tous les reliefs du monde nécessitent un dédoublement. »Virtuose du dessin, Moebius avait conscience des limites qu’il pousse à bout dans la série testamentaire en 6 tomes « Inside Moebius », écrite sans scénario dans des mécanismes de dessin automatique au plus près de la retranscription graphique de cette recherche de son for intérieur. C’est cela être un artiste. « Garder le désir d’un absolu : on sait qu’on risque de ne pas l’atteindre, mais peu importe, toute la beauté réside dans ce désir ». Un art de la transgression.
L’univers sans espoir des rêves emboités.
« Silence, on rêve ! » en 1991, Moebius participe à un numéro collectif et hors-série de la revue A suivre. La description du monde vue par Moebius s’intéresse aussi bien à la description scientifique de la physique quantique qu’à la pensée initiatique et chamanique. Le rêve, la transe et la folie sont les outils mentaux de l’artiste. Cette idée a d’ailleurs donné son titre à la rétrospective « Moebius-Trans-Forme» présentée l’an dernier à Paris par la fondation Cartier. Dans l’excellent catalogue paru pour l’occasion l’article de Michel Cassé, le directeur de recherche au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives, chercheur associé à l’institut d’astrophysique de Paris, retranscrit sa rencontre avec Moebius, intitulée « Bienvenue dans l’univers sans espoir des rêves emboités ». L’entretien est précédé du texte de Michel Cassé, offrant un dialogue métaphysique entre l’art et la science. Les processus du dessin de l’artiste répondent à la nécessité impérieuse de retranscrire les métamorphoses infinies du temps et du mouvement. La méthode paradoxale vise à modéliser des logiques absurdes, dissèque et décrit les rêves et les projections de l’inconscient comme constitutif de la conscience de soi avec la connaissance nécessairement limitée que l’on peut avoir du monde. La science se substitue pour lui à la religion et il affirme « Je pense que les religions ont un caractère organique dans le développement de l’humanité. Elles sont des manifestations presque biologiques de l’organisme humain ». Le travail de Moebius est ainsi indissociable de sa réflexion fondamentale sur la perception. Dans l’art comme dans la science, la créativité, l’invention et la capacité d’abstraction sont la source qui modélise le monde et ouvre les portes des mondes réels de l’imagination. « Je suis habitué à être surpris, je ne suis pas surpris de l’être ». Une leçon d’humilité, un apprentissage initiatique pour accéder du même coup à une nouvelle dimension de l’universalité. « Ce n’est pas contradictoire, je suis un produit dela rationalité. Mais j’ai également dans ma pratique une familiarité constante avec des techniques d’ultra perception. Je ne peux pas me positionner de façon radicale, ni dans un sens, ni dans l’autre. Je suis dans un plan médian. J’ai la conviction que la rationalité, même l’hyper rationalité scientifique, va faire la jonction avec l’hyper subjectivité prétendue de la pensée magique, ce que l’on pourrait également appeler la sorcellerie ou ce qu’il en reste après la mutation globale de la planète à la modernité ». La porte s’est refermée sur cet univers complexe de rêves emboités, dont les limites offrent autant de possibilités infinies de transgression. Reste une œuvre visionnaire, métaphysique et poétique. Le témoignage immortel laissé par une conscience géniale et hors norme.
Lucie Servin