Muñoz-Camus, une tragédie absurde en noir et blanc
Pour célébrer les 70 ans de la publication de L’Etranger de Camus, Gallimard, associé à Futuropolis, propose une édition luxueuse, “accompagnée” d’une soixantaine de dessins de José Muñoz. Une œuvre d’art hybride, où se conjuguent les talents d’un maître de l’absurde et d’un virtuose du noir et blanc.
“Tout s’arrêtait ici entre la mer, le sable et le soleil, le double silence de la flûte et de l’eau ”. Lorsque les éditions Gallimard et Futuropolis ont décidé de célébrer le 70e anniversaire de la publication de L’Etranger d’Albert Camus par une édition de prestige, José Muñoz n’a pas hésité, fier de pouvoir rendre hommage à ce grand écrivain, consacré par le prix Nobel de littérature en 1957. Plus qu’une réussite, un livre d’art. Le grand format, le papier épais et l’impression en double encrage de noir soulignent avec intensité les transparences et suffisent à convaincre l’œil de la qualité physique de l’ouvrage. A l’intérieur, le texte respire et se dilate dans une mise en page où, en toute humilité, le dessin de Muñoz accompagne, interprète plus qu’il n’illustre, suggère par impressions subjectives. Le dessinateur s’éclipse, intervient par touches retenues, porté par le flot narratif rythmé par des phrases courtes et mis en scène dans le découpage graphique du texte. Ce parti-pris éditorial met en relief toute la dimension poétique et théâtrale du roman. L’écriture de Camus crée naturellement un séquençage dramatique où les ellipses articulent le vide et le silence, renforçant l’intensité des mots. Emprisonnée dans la tête de Meursault, emportée dans ce long monologue intérieur écrit à la première personne, la voix du narrateur résonne et son discours silencieux déroule la pensée de ce personnage atone, médiocre et pathétique, sans avis ni volonté, sans désir ni ambition. Etranger au monde, étranger à lui-même et aux autres, Meursault est un homme ordinaire, devenu malgré lui le héros absurde et tragique des circonstances.
Le procès de l’absurde
L’affaire semble simple. Entrainé dans les embrouilles amoureuses d’un voisin voyou, complice par complaisance de cet homme jaloux et violent, Meursault tue un Arabe sur la plage d’Alger à cause “de la chaleur et du soleil ”. Arrêté pour meurtre, il est rendu coupable de n’avoir pas pleuré à l’enterrement de sa mère. Il est condamné à mort. Dans ce procès, “ tout est vrai et rien est vrai” : le style à la fois précis et métaphorique de Camus se soustrait aux symboles et ne soutient particulière. L’œuvre s’offre en casse-tête métaphysique sur le sens de la vie, où “l’absurde, l’espoir et la mort se donnent la réplique”. La personnalité de Meursault se dérobe, s’efface et se construit dans la perplexité croissante d’un personnage indécis et résigné qui comprend son destin à l’ombre de la mort et qui se réjouit de cette certitude. Camus dresse ici un portrait en creux comme une coquille vide. “Mon personnage n’est ni réaliste ni fantastique ”, expliquait l’écrivain. En peignant par tache d’encre comme en négatif, Muñoz sculpte les contours de cet homme insaisissable. Le réel se révèle ainsi à la lumière de la subjectivité, oscillant dans la dualité du noir et blanc et le dédouble- ment omniprésent dans les dessins de Muñoz de la dimension figurative et abstraite. Le dessinateur projette dans ses cadrages et son trait expressionnistes des images dévoilées par le contraste qui participent à toute la mécanique absurde de l’œuvre de Camus. Roman du paradoxe, L’Etranger se joue des contradictions. Meursault, meurtrier sans remord, amant sans passion, prisonnier de l’instant touche le bonheur en affirmant : “vidé d’espoir, devant cette nuit chargée de signes et d’étoiles, je m’ouvrai pour la première fois à la tendre indifférence du monde ”
Le cinéma du noir et blanc
Si Camus était homme de théâtre, Muñoz a forgé sa vision du réel dans les vieux films en noir et blanc des années 40. Le dessinateur confesse avoir imaginé pour le portrait de Meursault un mélange entre Camus lui-même et l’acteur Robert Mitchum. La subtilité du dessin illumine le texte par le choix de ces images instantanées, intemporelles et comme abstraites. Le soleil redevient l’acteur principal dans cette succession de portraits, de sensations, de regards et Muñoz dispose comme en pointillés des scènes figées dans le mouvement et floutées par le souvenir. La profondeur de l’encre noire creuse dans la lumière aveuglante du texte, matérialisant les impressions de de l’intérieur. Les images et les mots s’épousent ainsi ce décor vu dans un accord amer, teinté par l’ironie tragique de l’œuvre de Camus et redonnent toute la mesure, en noir et blanc, de ce véritable monument de la littérature française.
Lucie Servin
Exposition des dessins de José Muñoz à la Galerie Martel, prolongée jusqu’au 22 septembre http://www.galeriemartel.com De 14h30 à 19h, du mardi au samedi 17 rue Martel – 75010 paris, tel : 01 42 46 35 09
L’Etranger, Un roman de jeunesse
Grand classique des études scolaires, L’Etranger a été traduit dans le monde entier, adapté au cinéma, au point d’être considéré comme un des meilleurs romans du XXe siècle. Le livre a même inspiré la chanson des Cure, Killing an Arab. Pourtant, ce chef-d’œuvre est un ouvrage de jeunesse. Publié en 1942, il a été écrit en 1940 et muri alors que Camus travaillait à son premier roman à l’âge de 23 ans, La mort heureuse. Il se dérobe à l’analyse et, si les plus grands auteurs, à commencer par Jean-Paul Sartre, s’y sont attaqués, L’Etranger s’éclaire surtout à la lumière des œuvres écrites à la même période autour de l’Algérie, de l’absurde et de Dostoïevski.
Une jeunesse algéroise
Né en 1913, en Algérie, Albert Camus n’a pas connu son père mort à la guerre de 1914. Remarqué pour ses prédispositions à l’école, il fait ses études à Alger et se met à écrire autour de 1935. Il fonde le Théâtre du Travail en 1937 et commence au même moment sa carrière de journaliste. Camus est profondément marqué par l’Algérie où se situe l’action de L’Etranger. Son pays natal lui inspire ses pages les plus poétiques, publiées sous forme de nouvelles en 1936 et 1937 dans les recueils Noces et L’Eté. Entre bains de mer et de soleil, l’écrivain écrit ainsi à propos de la jeunesse : “ce doit être cela la jeu- nesse, ce dur tête-à-tête avec la mort, cette peur physique de l’animal qui aime le soleil”. Dans ces nouvelles, le soleil et la nature sont comme dans L’Etranger des personnages à part entière.
L’Etranger et “Le cycle de l’absurde”
Camus aurait aimé, lorsqu’il envoya les trois manuscrits à son éditeur voir publier L’Etranger en même temps que Le mythe de Sisyphe, un essai philosophique et Caligula, une pièce de théâtre. Si Le mythe de Sisyphe paraît la même année que L’Etranger, Caligula ne sera publié qu’en 1944 et joué pour la première fois par Gé- rard Philippe en 1945. Caligula est augmenté d’une nouvelle pièce, Le Malentendu, composée sur le thème du fait divers qui sert dans L’Etranger. Ces trois œuvres constituent le “cycle de l’absurde” ou “les trois absurdes”, d’après l’auteur. Les textes se répondent et interrogent les préoccupations de l’écrivain sur le sens de la vie et la mort. Dans Le mythe de Sisyphe, l’écrivain affirme “une œuvre absurde ne fournit pas de réponse.” Sans doute la meilleure clé pour comprendre L’Etranger.
Dostoïevski et l’existence de Dieu
Lecteur boulimique, Albert Camus a été influencé par de nombreux auteurs, mais l’écrivain russe Fédor Dostoïevski occupe une place à part et a profondément marqué le jeune romancier. La mort heureuse comme L’Etranger emprunte beaucoup à Crime et Châtiment. Camus admire Dostoïevski, saluant son style et son sens dramatique. Il s’imprègne aussi des thèmes chers à l’écrivain russe comme l’angoisse et la mort. Mais là où Dostoïevski voyait dans la condition humaine la certitude de l’existence de Dieu, Camus oppose l’absurde et la liberté. Dans L’Etranger, la colère de Meursault contre l’aumônier éclaire cette vision reprise dans Le mythe de Sisyphe au sujet de Kirilov et de la confession de Stavroguine dans Les Possédés, un roman de Dostoïevski que Camus met en scène 1959 en le qualifiant de prophétique.
Un duo Inséparable : José Muñoz et Carlos Sampayo
José Muñoz est né à Buenos Aires en 1942. Reconnu comme un des plus grands maîtres du noir et blanc, il a reçu le Grand prix de la ville d’Angoulême en 2007 pour l’ensemble de son œuvre. Elève d’Alberto Breccia, soutenu par Hugo Pratt, il fuit la dictature argentine et débarque en Europe en 1972 pour s’installer finalement en Italie. Collaborant dans plusieurs revues, sa rencontre avec son compatriote Carlos Sampayo décide d’une amitié et d’une œuvre. Dans la série Alack Sinner, le duo désormais inséparable, campe le quotidien sombre d’un détective privé et forge dans le décor des bas-fonds new-yorkais les principales théma- tiques d’une œuvre humaniste et engagée.
La musique de la dualité
Muñoz explique qu’il a été initié au jazz par Sampayo. La musique imprègne les planches et prend dans son dessin une dimension graphique à part entière depuis Le Bar à Joe, jusqu’aux illustrations de L’homme à l’affut de Cortazar ou encore ses portraits de musiciens en bande dessinée comme Carlos Gardel ou Billie Holiday, dont les premières planches sont republiées dans ce numéro de BDSphère. Sur les mots de Sampayo, Muñoz dessine la vie, la complexité de l’humain toujours faites de contradictions. Cette dualité fondamentale sert l’expression en noir et blanc de tous ces récits d’ombre et de lumière.
Conversations avec Muñoz et Sampayo, Carlos sampayo, Goffredo Fofi et José muñoz, Casterman, 173 pages, 24,00 euros