Le Panama, au pays du scandale
Dans son nouvel album « Tropikal Mambo », Carlos Nine s’offre un tour de piste panaméen dans « Un pays où il est dur de vivre et facile de mourir » indique en introduction le narrateur de cette histoire, le détective Mambo, enfoui dans un imper en accordéon et caché sous un panama, qui lui donne la silhouette caractéristique d’un héros de roman noir. Projeté dans une suite d’aventures policières minables, par appât du gain, au cœur d’intrigues crapuleuses et amoureuses, Tropikal Mambo s’embourbe dans la jungle graphique de son dessinateur en se plaignant d’avoir à résoudre des affaires « de merde … Rien que de la merde », révolté contre un scénario qui lui échappe.
Attention chef d’œuvre. Le lecteur allergique aux affirmations péremptoires tournera probablement le dos avant de connaître les arguments de cet article encensoir. Carlos Nine est né le 21 février 1944 à Buenos Aires. Illustrateur, sculpteur, peintre, il décline son univers sur tous les supports de la bande dessinée au dessin animé, et c’est d’abord parce que « Tropikal Mambo » ouvre son atelier en déployant toutes ses techniques et en interrogeant le rapport entre le créateur et sa création qu’on peut à proprement parler de chef d’œuvre, comme d’un livre qui contient tout, comme un laboratoire imaginaire, une cuisine au plâtre, au pastel ou en carton mélangeant croquis et figurines, aquarelle et crayon, photographie et brouillon.
Les techniques mixtes mises en valeur par le grand format de cette édition font de la lecture une expérience inédite, même si les clins d’œil à l’univers animalier et l’érotisme grotesque de l’artiste sont nombreux.
La rébellion d’un héros de papier
Tropikal Mambo c’est le nom du héros. Après avoir planté le décor d’un pays hostile, Panama, « N’oubliez pas que c’est un pays inventé dans le seul but de construire un canal merdique, alors imaginez le reste. » le détective s’embarque dans les délires obscènes et les misères des monstres qui peuplent ce marécage. Le soleil brûle, l’eau bout , la lune réveille les morts, les plantes carnivores assistent les prédateurs pour réguler la démographie du vice, de la corruption et de la mort. Ici règne « le syncrétisme », le culte des égarés, celui de Mogambo, en référence à la jungle kényane du film de John Ford, un univers pollué et radioactif qui sert de miroir à une humanité hybride barbotant aux pieds des volcans, dans le sang et la sueur moite des tropiques.
Au volant de sa caissette en bois, Mambo invective contre Carlos, ce « crétin » de dessinateur, qui refuse de lui changer sa voiturette bringuebalante avec laquelle il conduit comme dans un safari, les cinq histoires de ce récit carnavalesque jusqu’à l’ultime combat : celui qui oppose la créature à son créateur au sujet d’une sulfureuse Pandore, dont le libidineux détective est tombé amoureux.
Craignant la pluie, Mambo était prisonnier d’un tiroir, somnolant à l’état d’esquisse, il s’est évadé en s’incarnant dans les délires et l’imaginaire du dessinateur, dont il cherche à présent à s’émanciper. La mise en abyme du libre-arbitre est subtile car le cynisme s’abolit par la raison d’être du héros de papier, interrogeant par-delà le conflit intime de l’atelier d’artiste, le rôle de l’objet-monde que représente le livre, et la position du spectateur impliqué dans le drame.
La danse grotesque du néant
Carlos Nine métamorphose le cruel et le tragique dans une danse grotesque et débridée, une chorégraphie transformiste, tropicale et somptueuse qui s’amuse de l’esthétique de ces êtres de cartoons aux silhouettes exacerbées. Une danse pour rire, une danse pour mourir, une dernière danse pour lutter avec la création contre le néant quand le dessin disparaît dans l’abstraction des traits. En piste avec son matériel, le dessinateur caricature ses ficelles et dévoile ses instruments que Mambo se permet de juger, avec son regard critique et partenaire, en expertises et en commentaires. Il danse lui aussi un Mambo avec son personnage, une rumba ou un boléro pour traduire les ébats et les états d’âmes de ces chanteuses égéries dans les cabarets crapuleux du marais. Des contorsions à faire tourner la tête par le jeu des cambrures, à s’émerveiller comme au cirque de l’éventail des spécimens, de l’affreux Juge Blanco et ses lapins tueurs à Pépé le Grillon ou Rebecca la guêpe, Lola la cochonne d’eau et l’amant vers de terre en passant chez la lubrique Fourmi noire défoncée à son propre acide. Les pages balancent, s’invitent chez les riches et les milieux interlopes. Les sculptures montrent en relief et le dessin sublime le déhanchement des corps et les décors fantastiques, pour rire d’une mythologie où les cadavres s’entassent dans la boîte de Pandore. En grattant jusqu’aux plus miteux clichés de série noire, la magie du grotesque exalte avec humour cette orgie graphique et joue sur la sensualité des couleurs pour dire l’extase et la douleur, crier le scandale de la vie. Du grand spectacle.
Lucie Servin
Tropikal Mambo, de Carlos Nine, éditions Les Rêveurs, 144 pages, 26 euros
- A lire, les autres livres édités chez les Rêveurs à commencer par le « Le canard qui aimait les poules (1999) » le livre par lequel Carlos Nine s’était fait reconnaître en France, en emportant l’Alph’Art du meilleur album étranger à Angoulême en 2001. Un album réédité par les Rêveurs en 2009 sous le titre « Saubon, le petit canard »).
Un petit boléro archétype pour l’esprit : historia de un amor
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El calor que me brindaba,
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