Les petits papiers caravagesques d’ Álvaro Ortiz
Ils étaient peut-être 500 peintres hollandais à s’installer à Rome entre 1600 et 1630, comme Gerard Van Honthorst et Dirck Van Baburen, qui en 1617 se fascinaient pour la peinture du Caravage disparu sept ans auparavant. Dans ce court épisode truffé de références, le dessinateur Álvaro Ortiz met son humour au service de l’histoire de l’art, en jouant sur un terrain graphique irrésistiblement décalé.
Le Caravage (1571-1610) occupe une place centrale dans le panthéon du dessinateur Álvaro Ortiz, qui avait même imaginé transposer un jour en bande dessinée la biographie du peintre aussi sulfureux que révolutionnaire. Après avoir renoncé à ce projet, il avait tourné en dérision cette ambition dans un épisode de Rituels, son précédent album construit en recueil absurde, et anticipé les réactions qu’aurait suscitées un tel roman graphique, en racontant l’enquête d’un auteur de BD, Ismaël Albero, son alter ego, parti à Malte sur les traces du peintre. Comme une variation sur le même thème, l’épisode des Deux hollandais à Naples reprend l’esprit du portrait en creux esquissé à Malte, pour transposer l’enquête sur la mystérieuse disparition du Caravage à travers le voyage de deux fans d’origine nordique, quelques années après sa mort, de Rome à Naples, de cuites en tavernes, de retables en révélations.
Si ce court récit est au départ un objet de commande destiné à accompagner l’exposition « Caravaggio y los pintores del Norte », présentée en 2016 au musée Thyssen-Bornemitza de Madrid, l’artiste s’affranchit d’une pédagogie ennuyeuse en adoptant un ton fantaisiste, soutenu par des dialogues actuels, tout en respectant l’exactitude des faits historiques.
Gerard van Honthorst et Dirck van Baburen ont vraiment existé. Ils sont les dignes représentants, avec Hendrick Ter Brugghen dont il est question à la fin de l’histoire, de l’école Caravagesque d’Utrecht, qui dans les années 1620-1630 s’inspira du Caravage en reprenant sa technique du clair-obscur et ses thématiques bachiques, figurant des ivrognes, des musiciens ou des scènes de fêtes.
Librement réinterprété dans son propre style, en contre-pied du caravagisme du XVIIème, le dessinateur rend à son tour hommage à l’artiste en échappant au contraire à tout ce qui caractérise le Caravage comme s’il assurait le succès humoristique de chaque planche, en ajustant ses caricatures de démonstrations inversées.
Au gigantisme et au réalisme des toiles du peintre, il répond par la miniaturisation des tableaux dans les cases et la simplification des détails. Au dramatisme des figures, il donne des allures de poupées, gommant les grimaces des visages comme les fameux effets de clair-obscur qu’il dilue dans la narration douce de ses tonalités pastel, en rouge, jaune, ocre ou vert-gris, reniant la palette tragique et contrastée de noir profond, croquant par évocation des toiles qu’on reconnait pourtant sans peine.
La maitrise du décalage se lit dans l’écriture ronde presque naïve du trait qui emprunte à la ligne claire et tranche dans la tonalité noire de l’histoire, pour désacraliser la légende, et réhumaniser l’académisme ennuyeux de l’histoire de l’art, qui enfante les mythes et les génies. Dans le même esprit, le dessinateur se met lui aussi à nu en bonus, et livre quatre pages de croquis qui montrent le revers manuel de sa technique avant de retravailler entièrement son crayonné au numérique. Reste un petit livre délicieux d’une trentaine de page, en mémoire d’un grand peintre, conçu comme une collection d’anecdotes en cases, pimentées avec juste ce qu’il faut d’invention pour faire rire dans une comédie truculente et enrichissante.
Lucie Servin
Deux hollandais à Naples, Alvaro ortiz, éditions Rackham, 32 pages, 12,00€
Alvaro Ortiz, un fétichiste de l’intrigue
-> Article paru dans AAARG magazine n°3 avril 2016
A travers Cendres et Muderabilia, Alvaro Ortiz révélait son talent pour les narrations drôles et bizarres, adoptant ce trait très structuré, architectural, qui l’imposait comme un maitre de l’intrigue absurde et de l’humour noir, une sorte d’expert en nœuds narratifs. Un fétichisme pour l’intrigue qu’il pousse au paroxysme dans ce nouvel album, Rituels, où la finalité du mystère s’épaissit au fur et à mesure, et se résout par l’énigme. Les scènes s’enchaînent à travers les époques et les lieux, avec ou sans correspondance, mais liées entre elles par la statuette du fétiche au gros phallus, un cousin sans pagne de celui de L’Oreille Cassée d’Hergé qui trône en couverture. De Malte au Cameroun, de Caravage à Mussolini, rien n’aboutit, mais chaque rituel s’impose en lui-même comme une répétition narrative de tous les autres, un carnet de recettes à intrigues, le « remake d’une série à succès suédoise, qui était-elle même l’adaptation d’un roman policier ». Le rire perce le non-sens, du rituel au formalisme, il explose dans la cacophonie finale, pris au jeu de l’harmonie visuelle.
L.S.
Rituels, Alvaro Ortiz, Ed. Rackham, 128 pages, 22€