La Piqûre du Hanneton
Transposition journalistique en gamme mineure
Je me souviens du mon premier article. J’avais 25 ans, je venais de finir mes études d’histoire et j’avais malgré mon inexpérience l’impression de pouvoir faire le job. J’avais déniché un sujet en or. En jouant sur mes contacts à l’AP-HP (Assistance Publique-Hôpitaux de Paris), j’avais mis la main sur une affaire inédite et polémique : une grève de riches.
Nous étions en 2008 et une enquête dans le Parisien venait de publier les chiffres record des dépassements d’honoraires de certains médecins de l’hôpital public(1). La médaille revenait au professeur Thierry Flam dans le service d’urologie de l’Hôpital Cochin à Paris. Ses dépassements s’élevaient à 593 000 euros sur l’année. Le chef de ce service, le professeur Bernard Debré quant à lui, pratiquait des dépassements à hauteur de 280 000 euros en sus des salaires de Praticien hospitalier et Professeur d’Université, de député et conseiller de Paris. Une loi visait donc à taxer plus sévèrement l’activité libérale à l’hôpital.
Les médecins comme les policiers, les militaires ou les magistrats sont tenus d’assurer la continuité du service public et n’ont, à ce titre, qu’un droit de grève limité. Mis à part renoncer à leurs salaires et marquer « en grève » sur leurs blouses, les agents hospitaliers ne peuvent protester que symboliquement. Pour faire pression et défendre leur activité libérale, ces médecins avaient donc choisi de refuser d’enregistrer les actes. Cet enregistrement détermine le remboursement et le financement des établissements. L’opération coûtait la modique somme de 5 millions d’euros par semaine à l’Assistance publique.
Je me documentais, je m’informais et plongeais dans les fonctionnements juridiques de l’administration des hôpitaux. J’exerçais enfin ma capacité critique et humaine à compatir au sort des autres, un dédoublement empathique nécessaire à l’exercice loyal de mon nouveau métier. En dehors des grands pontes cités dans le Parisien, l’autorisation d’exercer une activité libérale à l’hôpital a été accordée à certains médecins, dont beaucoup de chirurgiens, afin de combattre la différence de salaires entre le public et le privé pour réguler ainsi l’hémorragie de ce personnel qualifié. Les médecins font huit ans d’études, leurs conditions de travail se dégradent face au manque d’effectifs et aux restrictions budgétaires. Lorsqu’ils choisissent de travailler à l’hôpital, leurs salaires sont effectivement inférieurs(2). Les avantages existent néanmoins en terme de recherches et de médecine de pointe.
Dans cette affaire, en pesant le pour et le contre, j’affirmais mes idéaux, mes convictions, et surtout mes valeurs. Si l’activité libérale est organisée à l’hôpital, ce qui en soi est discutable, il faut veiller à ce qu’elle ne s’exerce pas au détriment de la prise en charge égalitaire des patients. Au-delà, l’idée même de pointer cette « grève déguisée », était aussi une manière de montrer du doigt les manœuvres de l’élite pour se faire entendre quand tout le monde se moque des pneus qui brûlent et des drapeaux des syndicats qui agitent la fumée des merguez devant les usines. Quand il s’agit de défendre ses intérêts, du chômeur au milliardaire, la plainte est universelle. Restent les modalités et les enjeux.
Mon opinion ainsi tranchée, j’avais une bonne attaque, un regard critique et argumenté pour épingler les égoïsmes rapaces, faire la chasse aux privilèges. J’en venais à l’écriture, deux feuillets et demi, 3600 signes. Dans un journal papier, il faut être précis, s’en tenir à sa cartouche. Je travaillais. J’avais mon plan et je me laissais aller à la facilité d’un style accusateur avec l’emphase d’un apprenti Cicéron au lyrisme animalier. Fière de ma copie, je l’envoyais à la chef de rubrique qui à réception, me convoqua illico presto dans son bureau. Elle se montra gentille, un brin condescendante, attendrie comme devant l’enfant qui s’est appliqué à remplir son cahier d’exercice. Le sujet était bon, l’angle aussi mais le style ne convenait pas du tout. Le visage sévère, elle me tendait le papier imprimé qu’elle avait noirci de remarques au crayon de papier. « Lucie, me dit-elle, tu ne peux pas écrire, « flippant comme des hannetons » ». Je saisissais d’un coup tout le ridicule de ma comparaison. Je ne pouvais pas lui dire que j’avais eu moi-même une expérience traumatisante avec des hannetons, que j’en avais écrasé un dans mes cheveux en entendant son bourdonnement sourd au creux de l’oreille. Une scène d’épouvante. Je n’avais rien à répondre. Cette image n’aurait parlé à personne et je m’excusais humblement de mon erreur. Elle me renvoya réécrire l’article que je dépouillais de toutes les embardées. La nouvelle version était beaucoup plus satisfaisante, je gagnais en crédibilité et je réalisais surtout combien les interprétations nuisent à la qualité et à la quantité des informations. La logique des faits. Ce fut ma meilleure leçon de journalisme.
Plus tard, pourtant, j’ai récidivé. Je m’étais assagie et je distinguais mieux les bonnes et les mauvaises tournures, le ton à employer. Mon esprit s’aiguisait toutefois des mécanismes du discours et je butais à nouveau sur la question de l’objectivité face aux conventions. Il en est par exemple de l’usage des métaphores. Mon flip des hannetons resterait une mauvaise blague mais je rencontrais parfois dans la prose de mes confrères l’expression toute faite associée au coléoptère. Car en journalisme, tous les clichés sont bons à prendre, les piqûres du hanneton, la rose et l’épine, la bave et le crapaud, surtout si les jeux de mots favorisent une belle chute. Ah ! La chute, le mot de la fin, la seule ligne laissée à la sensibilité de l’auteur, en apostrophe de sa signature. Cette fois-là, j’ai donc sciemment dérogé. Je soumettais un article en hommage à un membre des Béruriers Noirs, torturé à mort, à l’occasion du verdict rendu aux assises contre ses assassins. «Salut à toi mon frère !» Ma verve revenue, mes supérieurs se montraient divisés. Certains croyaient à la justesse du langage et d’autres protestaient au nom de la sacrosainte neutralité objective de l’écriture journalistique. L’article a été publié et on m’a gentiment remerciée.
J’avais fait du chemin entre mes hannetons et ce meurtre barbare. La première version des coups bas du bistouri, dont j’avais quand même obtenu de garder le titre, relevait de la maladresse, d’un excès de zèle, comme un cas d’école, une faute de débutant. J’ai compris ensuite à force d’écrire que la manipulation du langage témoigne toujours en revanche d’un engagement. Le pourquoi de l’écriture reflète la subjectivité à travers les altérations qui comme en musique, définissent la tonalité. Je reprends ainsi à mon compte, une citation de Robert Fisk « Je dis toujours que les reporters devraient être neutres et impartiaux, du côté de ceux qui souffrent ». Je continue de publier. Je sais jongler avec les mots, je m’adapte sous certaines conditions en fonction des sujets. Aujourd’hui je m’improvise écrivain en explorant le terreau de l’expression libre. Du journalisme à la littérature, je transpose la même sensibilité en gamme mineure, teinte tragique, nuance mélancolique.
Lucie Servin
(1) Cf le parisien
(2) Le salaire d’un chirurgien à l’hôpital varie comme tous les praticiens hospitaliers, (hormis les professeurs) entre 3300 et 6200 euros. Dans le privé, les revenus s’échelonnent entre 4700 et 16 500 euros.(source Onisep)