Robert Crumb, le marquis psychédélique et les crayons de la liberté

Robert Crumb, le marquis psychédélique et les crayons de la liberté

crumbexpoDerniers jours pour la grande exposition “Robert Crumb : de l’underground à la Genèse” proposée jusqu’au 19 août au Musée d’Art Moderne de Paris. Le musée est fermé du 9 au 12 août inclus et le 15 août. La première grande rétrospective sur l’ensemble de l’œuvre du plus iconoclaste des dessinateurs américains consacre aussi le premier auteur de bande dessinée exposé au Musée d’Art Moderne.[/chap]

Pape couronné de la culture underground, Crumb a toujours su choquer par ses mises en scène scabreuses, son exhibitionnisme dérangeant et son humour noir tranchant. Adulé par les uns ou méprisé par les autres, les quelque 700 dessins, 200 revues, les carnets de croquis consultables sur Ipad, ainsi que la projection du documentaire Crumb de Terry Zwigoff (1994) présentés chronologiquement permettent de comprendre le parcours de cet artiste hors norme et révolutionnaire.  L’effort fait pour exposer les planches originales associées aux traductions françaises consultables dans les facs-similés témoignent du soin apporté à la mise en valeur de cette œuvre controversée.

Né en 1943 à Philadelphie, Robert Crumb reçoit une éducation catholique stricte. Très jeune,  il se passionne pour les comics qu’il lit en cachette et se met à dessiner dés l’âge de 7 ans avec son frère ainé Charles, trouvant dans les revues illustrées une échappatoire aux interdictions familiales. De Wall Disney à Mad, il forge depuis l’adolescence son goût pour l’irrévérence et la rébellion, avec le désir de pousser le bouchon toujours un peu plus loin. Crumb publie ses premiers dessins pour la revue américaine Arcade en 1963 et se fait connaître en France dans les années 70 grâce aux couvertures du magazine Actuel. Il parvient tout au long de sa carrière à imposer son propre style, inimitable et directement identifiable, que l’ensemble de ces originaux permet d’appréhender sur un demi-siècle tout en mettant en perspective ses influences : le travail de gravure d’un William Hogart, James Gillray ou Thomas Nast  ou encore le goût pour la composition surréaliste et l’art du détail à la manière d’un Bosch ou d’un Bruegel.

Dessiner, une question de survie

Dés le départ il y a chez Crumb, un désir existentiel, compulsif et vital qui le pousse à dessiner. Son œuvre prolifique ainsi que son trait souple et hachuré traduit les névroses d’un être qui aime à se chatouiller l’égo, dénichant dans ses fantasmes et ses refoulements une matière idoine à caractériser les travers d’une société entière. Car avec Crumb, le nihilisme est un humanisme. De même que l’humour noir sert à dénoncer la surconsommation, le culte de l’argent ou le racisme, Crumb n’est jamais aussi sévère que pour se juger lui-même en exhibant sa vie sexuelle débridée ou ses angoisses profondes. S’il excelle dans la satire des standards de la société bien-pensante et puritaine américaine, il se révèle tout aussi tranchant vis à vis de cette contre-culture qui le porte aux nues, ridiculisant les hippies d’Haight Ashbury à San Francisco et toutes les formes de communautarisme underground et rebelle. Les quatre ans qu’il passe à illustrer La Genèse, un véritable chef d’œuvre publié en 2009 dans lequel il respecte scrupuleusement le texte sacré propose ainsi une provocation ultime, car en décelant dans ce récit de la création du monde la preuve de l’hypocrisie religieuse, Crumb l’athée se régale du portrait sombre et réaliste de l’humanité décrite dans la Bible.

La bande dessinée, un art de l’imprimé

L’exposition met l’accent sur la fascination du dessinateur pour la culture populaire, les dessins animés, les comic books et la musique des années 20 et 30. Pour Crumb, les originaux sont moins des œuvres d’art que la finalisation imprimée de ses œuvres, et son goût pour les comics se nourrit des revues populaires comme Mad ou Hambug dont il affirme haut et fort qu’il considère le rédacteur en chef Harvey Kurtzman comme son mentor. Créateur des personnages mythiques comme Fritz le Chat, Mr Natural, le gourou psychédélique, le méchant Snoid ou Whiteman le puritain frustré, il connaît un succès rapide en 1968-69 en réalisant entièrement le premier numéro de la revue Zap.

En pleine explosion du mouvement hippie, il est très vite consacré au même titre que Gilbert Shelton comme le chantre de cette révolution psychédélique en faisant l’apologie du LSD qu’il consomme pour dessiner. Passionné par la musique des années 1920 et 1930, allant du blues au musette, il dessine de nombreux portraits de musiciens et des pochettes de disques. Collectionneur boulimique de 78 tours, il porte un regard nostalgique sur le début du XXème siècle, une période qu’il aime à offrir en contre-pied des excès de consommation de la société contemporaine. Il réalise la pochette de nombreux disques, dont la plus célèbre est Cheap Thrills de Big Brother and The Holding Company avec Janis Joplin et joue occasionnellement avec Les Primitifs du futur, le groupe du guitariste Dominique Cravic avec qui il enregistre quatre disques. En 1973, il tourne le dos aux drogues, et inscrit ses récits dans une vision plus sombre. A partir des années 1980, il dirige la revue Weirdo et illustre des écrits de Bukowski ou Sartre, tandis que dans les années 1990, il réalise une biographie de Kafka, Kafka for beginners, en collaboration avec David Zane Mairowitz.

De la provocation à la pornographie

Figure mythique de la contre-culture, Crumb exècre pourtant à se poser en chef de file ou en icône. En accédant rapidement à la célébrité, il a choisi lui-même de frapper encore plus fort, développant des sujets pornographiques qui l’amusent, bousculant les tabous et les conventions sociales et morales de l’Amérique en mettant en scène ses fantasmes les plus inavouables, trempant ses crayons acerbes dans son imagination la plus obscène. Les thèmes récurrents dressent la liste de ses obsessions: la famille, le sexe, la violence, la musique, les hippies, le culte de l’argent ou l’égocentrisme de la nature humaine,trouvant toujours en lui-même le sujet privilégié de son inspiration :  ses relations avec les femmes et ses considérations philosophiques.

Le sexe et la mort forment le cœur de son œuvre, même si l’absurde et l’ironie décalent avec cynisme la noirceur de ses perceptions. L’œuvre de Crumb est ainsi délibérément pornographique. Certains diront pudiquement érotique oubliant qu’au contraire Crumb se sert de ses propres tabous et de l’inavouable obscénité de ses pensées pour dépeindre son rapport aux femmes et ses pulsions sexuelles. Une relation nourrie à la fois par l’amour et la haine qu’il conçoit comme l’expression de son inconscient dérangé et névrosé. A l’instar d’un marquis de Sade, le plus choquant chez Crumb réside dans l’exhibition crue de ses pulsions ce qui confère aussi à son œuvre une dimension de sincérité digne des plus grands artistes. Petit personnage minuscule écrasé par les fesses charnues et fasciné par les mamelles de ces femmes charpentées comme des guenons, Crumb martyrise les corps dans ses dessins comme pour  conjurer ses angoisses. Sans complaisance vis à vis de lui même et poussant l’honnêteté à l’extrême,  sous le crayon de Crumb, les femmes dominent.  La vulgarité première s’efface dans sa vision du beau sexe diamétralement opposée aux canons des pinups que le dessinateur démonte en s’attaquant aux standards érotiques du corps féminin.

Car Crumb, tout pornographe qu’il est, est aussi l’amant le plus fidèle (en dehors de ses escapades sexuelles), amoureux comme au premier jour de sa femme Aline, mère de ses deux enfants et avec qui il est venu s’installer en France il y a 20 ans. Sorti en 2011, l’album Parle-moi d’Amour compile toutes les planches qu’il a réalisé avec elle à quatre mains depuis 1972 et offre une clé pour comprendre les mécanismes intimes du couple dans un ensemble qui couvre 35 ans de vie commune. Exhaustive, cette rétrospective pionnière au MaM est à la hauteur de ce géant à la fois vénéré et détesté. Reconnaissance ultime pour un artiste qui n’a aujourd’hui plus rien à prouver sauf à s’offrir en exemple d’une liberté totale et revendiquée.

Lucie Servin

-> Retrouvez la chronique de Parle-moi d’amour dans le numéro gratuit n°3 de BDSphère (code FREE3)

INFORMATIONS PRATIQUES :

  • Exposition : Robert Crumb, de l’underground à la Genèse
    Musée d’Art Moderne de Paris jusqu’au 19 Août 2012,
    11 avenue du Président Wilson, métro Ligne 9
    Horaires : 10h-18h | nocturne jeudi jusqu’à 22h | fermé le lundi
    Tarifs : 8€ | 6€ tarif réduit | 4€ -26ans et RMI | gratuit -14ans
    Site du Musée d’Art Moderne

  •  Catalogue de l’exposition bilingue (français-anglais), éditions Paris Musées- Textes de Jean-Luc Fromental, Sébastien Gokalp, Fabrice Hergott, Todd Hignite, Jean-Pierre Mercier et Joann Sfar. 220 dessins inédits ou rares. 252 pages. Prix 30 euros
  • Coffret DVD collector “CRUMB” avec le film culte de T. Zwigoff, une interview inédite et un spécial “R.Crumb et la musique”.
  • La Crème de Crumb. Cornélius, 2012

 

CRUMB — De l’Underground à la Genèse par paris_musees