Les ruines d’une renaissance
Dans Ruines, le dessinateur américain Peter Kuper retrace un voyage symbolique aux dimensions multiples. L’artiste pioche aussi bien dans ses expériences que dans son œuvre pour imaginer une parabole en hommage au Mexique et à ses habitants.
Ruines, (Ruins en anglais) c’est le titre du nouveau roman graphique de Peter Kuper. Un mot processus, le mot témoin du délabrement, qui contient à lui tout seul, la lourde nostalgie des méditations romantiques occidentales. Vanité des vanités, tout passe et s’efface, les ruines convoquent le spleen. Pourtant, dés la couverture, les couleurs contredisent le cliché du coucher du soleil sur les pyramides, et révèlent le papillon orange, le monarque, imprimé en relief, bien vivant, fragile symbole éphémère, qui sert de fil conducteur au récit.
L’histoire est banale. Un couple à la dérive de jeunes américains décide de prendre une année sabbatique au Mexique pour repartir du bon pied. Samantha écrit un livre, elle fume et voudrait un enfant. Georges vient de perdre son poste de dessinateur entomologiste au Muséum d’histoire naturelle de New York. Terrifié par la paternité, mal à l’aise dans ce pays étranger, il se réfugie auprès du microcosme en dessinant les insectes. Angelina, la domestique, l’initie peu à peu à la langue et aux coutumes, tandis que la rencontre d’un reporter-photographe lui ouvre les yeux sur la réalité.
Oaxaca en 2006, une grève des enseignants est violemment réprimée par le gouverneur Ulises Ortiz, 150 manifestants sont arrêtés, et parmi les morts, on compte le journaliste américain Bradley Will. L’auteur se trouvait à Oaxaca à ce moment-là. Il rappelle dans la postface les événements qui ont inspiré le récit et qui sont également à l’origine d’un de ses carnets de voyage, Le Journal d’Oaxaca, un objet hybride et remarquable publié au Edition Rackham en 2011.
Dessinateur de comics, Kuper travaille pour la presse, enseigne l’illustration et la bande dessinée. A 57 ans, il a déjà exploré dans son travail toutes sortes de techniques, évoluant dans des registres très variés. Ruines convoque les anciennes œuvres. Kafka, qu’il avait adapté ressurgit par l’omniprésence des insectes et l’évocation de Gregor Samsa, le héros de la Métamorphose. Son précédent roman graphique, Arrête d’oublier de te souvenir, publié en France en 2009, fait lui aussi directement écho à Ruines comme l’oiseau à la fenêtre répond au papillon. Dans ce récit plus autobiographique, Kuper interrogeait déjà le thème de la paternité. Album synthèse, Ruines se charge de métaphores comme un mille feuilles de narrations recousues par le fil migratoire du papillon. Le voyage du lépidoptère rythme les chapitres en traversant les champs de ruines de l’Amérique contemporaine, les centrales nucléaires, la Floride de Monsanto. En bichromie, le paysage en bleu morbide contraste avec l’orange vivant du papillon symbolique.
« De griffes et de crocs… la nature n’est pas sentimentale. » constate Georges, en retrouvant sa chrysalide dévorée par les parasites. En parodiant la réalité, l’ironie teinte de tendresse un récit sombre sur l’angoisse et la mort, un motif repris par la violence de la répression policière, les rites funéraires des mexicains, le refus d’enfanter, la panique dans un ressac ou la peur d’un scorpion. La luminosité des couleurs en rouge et or provoque le dépaysement, et amène tout en fluidité une réflexion sur la vision mexicaine de la vie. Sous prétexte de visites touristiques, en passant par Monte Alban et Mitlà, Peter Kuper fait l’expérience du Mexique ancien et du rouge. La couleur du sang, du sacrifice et de la guerre. Un couleur plus sacrée que l’or pour les anciens peuples d’Oaxaca dont les teintures rouges avaient fait la fortune. La palette aztèque figure la mort comme une renaissance dans le cycle naturel de la vie.
L’humour, enfin, solidarise cette magnifique fresque du Mexique actuel, où Diego Rivera et Frida Kahlo, sont devenus des marques à gringos. Tous les détails rechargent positivement les ruines de la réalité, en invitant à lire ou à relire l’œuvre de l’artiste. Remède à la dépression, comme une virgule d’espoir et de lucidité, ce chef d’œuvre réinventé sur les débris d’hier emprunte la voie de l’avenir, en célébrant la tragédie du temps qui passe.
Lucie Servin
Ruines, Peter Kuper, Edition çà et là, 330 pages, 28 euros