Une promenade au bord de la Seine – Les Mains Vertes
Viverive, en Seine et Marne, un gentil bled, au bord du fleuve, juste en amont de Paris, dans la zone aménagée pour réguler le flux et épargner la capitale au moment des crues de la Seine. Viverive, le nom tout fait d’un tableau impressionniste, avec les cygnes des poètes, l’eau des peintres, le parfum des glycines, l’ombre des peupliers et la lumière des saules. Viverive et ses Viverivistes selon la terminologie officielle, même si on disait plutôt Viveriverains – à supposer toutefois d’avoir à le dire. L’œil se décrocha de la page et propulsa la pensée sur l’eau, dont les clapotis rebondissaient en échos aux dernières lignes du livre. On y racontait l’histoire d’un champ de bataille que la nature et le temps avaient effacé de la mémoire. L’œil transposait ce jadis imaginaire, ici et maintenant, à Viverive pour vérifier l’expérience dénoncée par le conte. L’esprit historien fouillait ses connaissances pour imaginer les batailles, les joies, les drames, en convoquant les souvenirs d’une époque oubliée. L’hallucination n’arrivait pas. L’œil refusait de voir les fantômes, échouait formellement à percer les secrets des temps d’avant. La raison, à défaut d’une vérité, suggérait au moins une vision crédible mais l’œil butait sur le réel et s’obstinait à décalquer les vues surannées de Sisley, de Monet ou de Renoir, projetées par une conscience fermée. La pensée déraillait en caricatures floues, sautait de clichés en clichés, clignotait frénétiquement vers d’autres inspirations pour échapper à l’obsession de l’impressionnisme. A la rescousse, la mémoire fredonna les airs de Django Reinhardt et invoqua l’étoile manouche de l’autre rive pour conduire le regard vers d’autres tableaux. Dans les décors brumeux des peintres de la rive, les fantasmes de gitans finirent de noyer le paysage que les sens contestaient maintenant en intégralité. Retord, l’œil bottait en touche et renvoyait l’esprit à ses contradictions, à son manque de culture et à la pauvreté de son imagination. L’esprit se vexa, l’œil se baissa et ils tombèrent au pied d’un peuplier qui pleurait sur la berge. Les racines invitaient à s’élever vers le ciel laiteux et sans soleil dont la lumière diffuse se déversait en scintillant du feuillage jusqu’au fleuve. Le regard allait de bas en haut et de haut en bas, dans un mouvement circulaire où triomphait la vision de l’arbre en majesté qui sauva de l’enlisement la conscience et les sens. L’œil de nouveau apaisé, plongea dans l’eau, allégé par des pensées surnaturelles. La main ferma le livre en donnant le signal du départ au corps tout entier.
Malgré le mouvement, l’esprit était resté perché sur l’arbre. Il s’élançait vers la cime, pour contempler le fleuve, philosopher au rythme du courant et échafauder toute une métaphysique à partir des tracés naturels dessinés sur l’écorce. Il lisait sur les cicatrices ligneuses la force et la résistance au passage du temps, tandis que les pas entrainaient inexorablement les yeux vers l’avant, vers d’autres réalités, en fixant l’attention à la rue qu’ils empruntaient à présent. Le chemin balisé obligeait les promeneurs à remonter sur la route pour accéder au fleuve par intermittence, en petits créneaux laissés à l’espace public. La rive se livrait en pointillés. Le défilement des terrains privés occultait la Seine, empêchait le spectacle de sa continuité. Le champ visuel se rétrécissait cruellement sur l’horizon municipal, sur la rue emmurée des propriétés et sur le pont, le grand pont immanquable au dessus des arbres avec ses voitures, ses bus et ses camions. Le mauvais esprit se déchaina contre les haies et les murs du couloir résidentiel, pesta contre la moindre trouée qui laissait entrapercevoir un petit morceau d’eau, et qui, loin de soulager l’esprit voyeur, excitait au contraire sa curiosité. Insensible, le corps avançait machinalement vers la grande esplanade, l’œil rivé à la chaussée, obéissant en silence à l’esprit qui accélérait la marche. Il passa sans regarder, sans même se retourner sur la prairie en jachère qui animait d’habitude la promenade. En arrivant, l’esprit s’étonna d’avoir tout manqué. Mais l’œil aimanté par une pancarte, avait déjà lu : « BAIGNADE INTERDITE ».
Le panneau tout neuf sautait aux yeux. La décharge se répercuta si vivement dans la cervelle que l’œil pris dans une cinématique d’idées voyait maintenant les jeux des enfants et des jeunes qui draguent, les plongeons et les canoës, les guinguettes et les accordéons, les barques et les pêcheurs, des baignades, des noyades, des gens sobres, ivres, imprudents ou désespérés. L’esprit s’émerveillait de la profusion d’images qui jaillissaient de son indignation. Il relisait sa colère dans les lettres rouge sur fond blanc, lorsque au-dessous, en plus petit, l’œil myope déchiffrait : «Arrêté préfectoral du 18 avril 1998 ». Cette information piqua cette fois l’intellect et l’esprit critique s’emballa contre cette décision absurde et vieille de vingt ans. « Baignade interdite », encore faudrait-il savoir pourquoi ? Une bonne loi est une loi que l’on peut comprendre, l’interdiction est une porte artificielle que l’esprit rebelle aura toujours envie de forcer, continuait l’esprit dans sa réflexion. Car si la baignade était interdite à cause du courant, il aurait mieux fallu inscrire « Baignade dangereuse », en avertissant de la nature du danger. Y aurait-il un autre danger que le courant de la Seine? La pensée soupçonnait le scandale de la pollution de la rive et l’œil inquiet dressait l’inventaire des déchets superficiellement visibles, cachés par les garnitures de verdure, avec les poubelles laissées sur les pelouses, abandonnées sur les tables de pique-nique, ou ramenées par l’eau. L’esprit conjecturait sur cet endroit précis, où la Seine avait été creusée lors de la destruction d’un barrage pour évacuer le trop plein. La cuvette sédimentait les détritus pris dans la vase. L’œil blasé accompagna le corps qui se plia sur un banc, en tournant le dos aux considérations de la berge, obnubilé par cette manie des hommes à démultiplier les petites lois anodines, ces petits lots d’arbitraire qui contribuent à gâcher une promenade en cloisonnant les vues de l’esprit.
Le corps au repos, la tête en l’air, les yeux plongeaient dans un monochrome gris pâle presque blanc, un velouté de nuages stagnants. Ce ciel disait tout des états de l’esprit. L’œil redescendit sur terre, face à un grand parc emmuré qui suggérait derrière un manoir caché. Il jouait au mirador, en devinant la carte, en redessinant les rues par l’alignement des toits, des portails, des jardins, des arbres et des trottoirs. Il localisait facilement les lotissements pavillonnaires, qui reliaient Viverive et les communes voisines dans un tissu parfaitement homogène. Dans cette bourgade tranquille des bords de Seine, juste en face de la forêt de Fontainebleau, les terrains avaient depuis longtemps été gagnés par la fièvre immobilière, et l’œil suivait les conglomérats d’habitations, retraçant les aménagements successifs de l’espace, obéissant à l’esprit qui s’entêtait à analyser la déprimante sociologie de cet environnement. Sans rien voir, l’œil cherchait intuitivement la mairie et cette première impulsion lança l’esprit dans une démonstration en cascade. Le vieux centre avec l’église toujours fermée, la mairie et la poste ouvertes jusqu’à midi, le lavoir restauré au coin d’une petite place, figeaient un reliquat muséifié de l’ancien village. Viverive avait perdu sa prédominance rurale depuis des décennies. La population avait triplé en moins de cinquante ans, et les pavillons avaient peu à peu grignoté les terrains agricoles en se greffant aux supermarchés. Les parkings formaient de nouveaux centres qui attiraient d’autres commerces, un magasin de bricolage, une pharmacie, des banques et des restaurants bas de gamme, le distributeur à pizzas congelées et le bar désert décoré à l’américaine tout en néons violets. Le village s’était dissous dans une forme bâtarde, sans cohésion, ou se juxtaposaient les maisons de retraites, les résidences de vacances et les zones dortoir de ceux qui travaillaient. L’œil s’attendrissait devant ce tableau noir et réclamait une rime désabusée à l’esprit poète qui, dans sa cuisine spirituelle, prépara à la va-vite, quelques alexandrins à l’anaphore facile comme on fait cuire des œufs sur le plat. « Viverive, tu charries vraiment depuis tout ce temps/ Ta vase de salop’ries et d’égouts à pomper/ Viverive tu charries en silence par tous les temps,/ Les consciences endormies, désinvoltes et trompées. » L’improvisation n’était pas fameuse et l’œil qui n’écoutait pas, réprima soudain la verve à cause d’une silhouette qu’il distinguait au loin. C’était une dame d’un certain âge qui remontait le fleuve. Un autre esprit en balade, dont les pas irréguliers semblaient traduire les dialogues internes de la pensée. Un murmure souriant répondit au bonjour timide de l’inconnue. L’esprit s’émut, oublia les dénigrements antérieurs, frappé par cette sympathie soudaine et inattendue. Deux regards s’étaient salués et ce furtif échange avait suffi à ramener la pensée vers de meilleurs sentiments. La promenade se concluait ainsi. Le corps se redressa et les yeux oubliant la pancarte imbécile, s’empressèrent de butiner la prairie.
Lucie Servin