Wilfrid Lupano : "Les héros solitaires et leurs superpouvoirs me font peur."

Wilfrid Lupano : « Les héros solitaires et leurs superpouvoirs me font peur. »

Avec deux albums en compétition pour le Festival d’Angoulême, Les Vieux fourneaux (Prix des Libraires de BD 2014 ) et Un Océan d’amour (Prix BD Fnac 2015), Wilfrid Lupano s’impose en maître dans l’art du scénario. Interview

Comment êtes-vous devenu scénariste de bande dessinée ?

Wildrid LUPANO : Un peu par hasard. J’ai toujours lu des bandes dessinées et j’avais l’expérience des jeux de rôles que j’animais depuis des années. A 28 ans, je travaillais dans un bar où nous programmions aussi des concerts. J’ai fait la rencontre de deux musiciens dessinateurs, Roland Pignault et Fred Campoy qui m’ont demandé d’inventer des aventures autour de leur personnage et leur univers. C’était ma première série, Little Big Joe, je découvrais toutes les possibilités du scénario en BD. En relisant mes classiques, en reprenant toutes les bandes dessinées qui m’avaient marqué, les scénaristes que j’admire comme René Goscinny, Serge Letendre ou Pierre Christin, j’ai appris la grammaire narrative si spécifique du récit en cases, une technique à part, en décortiquant les intrigues et les séquences. Je n’aurais en réalité jamais fini d’apprendre, car il me reste encore une infinité d’histoires à raconter et autant de manières pour le faire.

35 albums publiés sur 15 ans, des scénarios originaux qui s’attaquent à tous les genres (science fiction, histoire, comédie sociale, fable ou même conte philosophique) Comment jonglez-vous avec autant d’aisance sur tous ces sujets ?

Wildrid LUPANO : Je suis curieux de tout. Je traiterais tout si je le pouvais car chaque sujet est intéressant. Je me suis encore passionné hier devant un reportage sur les planctons. J’ai des millions d’idées qui me viennent surtout de mes lectures. Mais je ne lis finalement que très peu de romans et de bandes dessinées, je me méfie des fictions pour ne pas trop m’imprégner de l’influence des autres. Je m’informe beaucoup, dans la presse, je lis des livres d’histoire, des essais. Il suffit parfois d’une ligne, ou d’une simple note, glissées là en exemple pour que je transpose en inventant un scénario. J’essaye surtout à chaque fois de m’empêcher de dérouler du câble, j’aime me mettre en danger en abordant de nouveaux thèmes, et en développant de nouvelles façons de les aborder. Si je ne suis pas un peu excité par ce que je fais, je m’ennuie. couvazimutIl me faut la dynamique d’exploration, de réflexion, de questionnement. N’importe quelle région du globe, n’importe quelle période historique, m’interpelle. Je n’ai pas de problèmes avec l’inspiration. De plus, à travers chaque récit, je cherche toujours à m’aventurer sur des terrains narratifs nouveaux. Si on prend une série comme Azimut, le scénario me donne du fil à retordre, car il s’agit d’une histoire surréaliste, tributaire de l’imaginaire anglo-saxon comme celui de Swift par exemple. Le récit part dans tous les sens, imbriqué et ouvert. Les intrigues plus linéaires sont plus confortables, comme dans les Vieux fourneaux, où chaque tome de la série constitue une histoire indépendante. Enfin avec Un Océan d’amour, j’ai fini par m’attaquer au scénario muet.

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Justement, dans les Vieux fourneaux, vous brillez par l’art du dialogue, des répliques si percutantes qu’elles suffisent à inviter à la lecture en quatrième de couverture. Comment un dialoguiste écrit-il un scénario du silence ?

Wildrid LUPANO : C’était tout l’enjeu. J’écris en dialogue, c’est ma base. J’ai commencé par écrire le scénario d’Un Océan d’amour, sans même penser à le proposer à un éditeur, comme un exercice de style, en m’interrogeant sur ce que je pourrais raconter sans parole. couvoceanDeux éléments me sont apparus immédiatement, l’amour et l’océan. L’océan parce que c’est l’élément qui vous laisse sans voix par excellence. L’amour, ensuite, n’est pas facilement verbeux et le thème peut vite tourner au cliché. Pour moi, l’amour passe par les regards, il se mime à la manière de Buster Keaton ou Charlie Chaplin. J’ai finalement décidé de ne pas trancher, de faire de l’océan le troisième personnage de cette histoire d’amour. En effet, le scénario muet permet ainsi de mettre sur le même plan, les personnages, les objets et les décors. L’an dernier en rencontrant Gregory Panaccione, le projet a pris forme. Dans une scène muette, il m’arrive aussi d’écrire des dialogues pour faire comprendre ce que pensent les personnages. Il s’agit d’une traduction de la mise en scène graphique, un langage d’ambiances, de gestes et de situations. Le décor, les motifs, les expressions des personnages se substituent à ces dialogues. Il est intéressant de savoir qu’entre la première version et le projet fini, nous avons dû rajouter 50 pages, ce qui est énorme, la narration muette impose une fluidité particulière, oblige une grammaire qui induit un rythme nouveau. Elle permet aussi de relire l’album en inventant à chaque fois de nouveaux dialogues.

Océan-amour_plancheEn même temps, même si les albums sont différents, on retrouve toujours un fond critique. Vous choisissez des personnages en décalage, le looser de Ma révérence, un singe dans Le Singe d’Hartelpool, des personnes âgées dans les Vieux fourneaux, même dans le traitement de l’amour, vous poétisez un amour vieilli par la routine et l’habitude.

ma révérenceWildrid LUPANO : Je suis profondément anti-libéral, et pour moi justement le modèle du système libéral est le héros, un surhomme, un individu qui sort de la moyenne, par définition extraordinaire : le plus beau, le plus riche, le plus fort, le plus musclé. Bien sûr, je ne rejette pas l’ensemble de cette littérature, mais il est indispensable d’avoir d’autres propositions. Les héros solitaires et leurs superpouvoirs assoiffés de vengeance, jetés dans le monde pour combattre le mal et faire régner la justice, me font peur. Je pioche au contraire dans les destinées des gens de la moyenne. couvsingeCe sont les aventures que vivent ces individus qui les rendent beaux, pas ce qu’ils sont au départ. La vengeance n’est pas un bon moteur pour faire société, on vient d’en avoir une triste manifestation avec les attentats. Mes personnages ne sont pas tant des anti-héros que des groupes de personnages. couvvieuxLa vieillesse par exemple est un âge de la vie où le vécu représente d’avantage que l’avenir, ce passé crée en soi une profondeur aux personnages, une problématique au propos. La richesse de la bande des Vieux fourneaux, ce sont ces personnages de vieux révolutionnaires, issus d’une génération qui a connu 68 mais qui est victime et tout aussi responsable de la situation sociale et politique actuelle. L’âge leur donne une certaine liberté. Il nous offre la possibilité de tout raconter à partir d’eux en naviguant dans l’histoire de la France et du monde. On a tendance à trop pardonner aux vieux et il me paraissait intéressant de pointer la question de la transmission liée à cet héritage.

Vous jetez ainsi un regard critique sur cette génération qui a construit l’après guerre. Vous abordez également d’autres thèmes très sérieux, les catastrophes écologiques, le racisme, l’ignorance, le port d’armes aux Etats-Unis, des questions philosophiques. Mais vous rendez également tous les sujets légers, quel est le rôle de l’humour dans vos scénarios ?

 

couvhommeWildrid LUPANO : L’humour permet d’aborder les sujets graves, en établissant la distance nécessaire vis à vis des tragédies ou des sujets polémiques. Je considère surtout le rire comme un cheval de Troie pour faire passer un message. En effet, je tiens particulièrement à la valeur de divertissement  de la bande dessinée. Les pamphlets ou même les articles détaillés sur des sujets problématiques circulent dans une forme d’entre soi, ils n’ont souvent malheureusement qu’une portée limitée. La BD, par le biais de ce savant dosage entre la fonction de divertissement et d’avertissement, amène à réfléchir sur des sujets graves, avec la légèreté nécessaire pour atteindre un public plus large. A l’inverse les exposés plus sérieux ou polémistes ne prêchent souvent que des convertis. Récemment, je relisais Achille Tallon et l’arme du crocodile. Dans cette histoire, après le choc pétrolier, une compagnie décide de modifier génétiquement des abeilles afin qu’elles produisent un nouveau carburant. Elle met ensuite la main sur l’ensemble des stations service et des lignes de taxis, et impose sa toute puissance. Mais les abeilles modifiées sont floricides. La compagnie décide donc de les remodifier jusqu’à ce qu’elles mangent de la chair humaine. J’ai été frappée par l’actualité de ce propos. Le sujet est dur, le traitement est poilant. C’est de cette BD, drôle, divertissante et consciente dont je m’estime l’héritier.

Jérémie Moreau, Rodguen, Gregory Panaccione, autant de dessinateurs issus du milieu de l’animation. Comment les choisissez-vous?

Wildrid LUPANO : Je travaille avec toutes sortes de dessinateurs. L’avantage avec ceux qui viennent de l’animation, c’est qu’ils ont élaboré une technique qui leur permet d’aller beaucoup plus vite. Pour un scénariste, c’est le bonheur. Quand on regarde dans les cases d’Un Océan d’amour, le talent de Gregory Panaccione est dans la suggestion, une efficacité qui va à l’essentiel en quelques traits, rendue par les couleurs, la lumière et les textures. C’est aussi ce qui lui a permis d’écrire 224 pages en six mois. Le travail d’un dessinateur comme Jean-Baptiste Andreae, (Azimut), par exemple à l’opposé, n’est tout simplement pas le même. Chaque album s’imprègne de l’identité de chacun.

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Vous travaillez sur de nouveaux projets?

Wildrid LUPANO : Toujours. Nous continuons évidemment la série des Vieux Fourneau et à la rentrée prochaine devrait sortir une nouvelle série sur la Commune de Paris vue à travers des trajectoires de femmes (chez Vent d’ouest). Trois one-shots, avec un personnage principal féminin qu’on retrouve dans les autres albums en personnage secondaire. Le premier tome se passe pendant le siège qui précède la commune, le deuxième au sein du mouvement de l’Union des femmes, la toute première association du mouvement féministe. CommunepropagandeversaillaiseLe troisième tome se concentre sur la semaine sanglante, autour des procès, sur la construction de l’image de la pétroleuse, l’hystérique qui brûle et qui fait peur, ou comment le pouvoir réactionnaire réussit à se débarrasser efficacement des femmes en politique et pour longtemps. En vérité, j’avais envie d’écrire sur la Commune de Paris, car c’est un sujet essentiel de notre histoire, qu’on n’étudie pratiquement pas à l’école. En même temps, il est quasiment impossible de traiter de l’ensemble de l’histoire de la Commune de Paris. Sur un laps de temps si court, il se passe tellement d’événements que j’ai préféré créer des histoires en focalisant sur des regards. Les personnages guident et inviteront sans doute les lecteurs à se renseigner sur cette histoire passionnante. La difficulté d’une telle période est justement de ne pas l’aborder d’un point de vue trop didactique. Il faut évidemment livrer quelques clés, tout en évitant l’écueil de la leçon d’histoire. J’espère surtout en donner le goût.

Pourquoi avoir choisi les femmes de la Commune ?

Wildrid LUPANO : J’ai choisi les femmes parce que, précisément, la question de la place des femmes et de leur liberté est un des plus grands enjeux de l’actualité et une problématique fondamentale du progrès social. S’il y a bien un seul terrain sur lesquels les intégristes de tous bords se mettent d’accord, c’est bien sur la place de la femme dans la société. siege de parisToutes ces trajectoires pendant la Commune de Paris sont fascinantes et donnent à réfléchir. Dans le premier tome, « Les éléphants rouges » j’aborde plus précisément le siège qui précède la Commune, l’hiver le plus froid du siècle, la faim, les maladies, 5000 morts par mois. Tous les animaux, les rats sont cuisinés. Tous les arbres sont abattus dans Paris, sauf le Cèdre du jardin des plantes où l’on mange les animaux du zoo. C’est l’histoire de ce siège à travers les yeux d’une petite fille qui voit disparaître ces deux amis éléphants, Castor et Pollux.Elisabeth_Dmitrieff Le deuxième tome, « L’aristocrate fantôme » se concentre sur la figure d’Elisabeth Dmitrieff, un personnage fascinant, un météore révolutionnaire qui traverse l’insurrection pour se réfugier ensuite en Russie. Amie et envoyée par Karl Marx pendant la Commune de Paris, j’aborde à travers elle la lutte politique des femmes de la commune, le mouvement de l’Union des femmes, les barricades.
Enfin dans un troisième tome, je prends le point de vue d’une ouvrière peu politisée, qui assiste aux massacres de la Semaine sanglante. Je l’ai intitulé, « Nous ne dirons rien de leur femelle » en référence à une phrase tirée du Figaro et signée par le fils d’Alexandre Dumas, qui donne dans sa totalité, « Nous ne dirons rien de leurs femelles par respect aux femmes auxquelles elles ressemblent -quand elles sont mortes. » La violence de cette phrase donne la mesure de la répression de la Commune, du traitement et de la propagande contre les communardes, afin de dénoncer ce combat engagé contre l’émancipation féministe.

Entretien réalisé par Lucie Servin